Les femmes, le 9 mars et les jours suivants
Le scénario était toujours identique. Rituellement, chaque année, le 8 mars, à l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, on faisait les mêmes constats attristés : que sont lents les progrès, que sont persistantes les inégalités, que sont tenaces les discriminations, et solides les plafonds de verre ! On le répétait, une fois de plus, sur les plateaux de télévision ou dans la rue. En espérant que…, en souhaitant que…, en projetant que… Et, dès le lendemain, tout recommençait. Chacun vaquait à ses occupations, oubliait presque tout ce qui avait été dit, retournait à sa place. Et retrouvait son rôle, sa condition.
Sans doute pareille ritournelle n’était-elle pas entièrement inutile. Mais cette piqûre de rappel cyclique cultivait le double défaut de n’être qu’annuelle et d’être formelle. Elle avait même, à sa façon, quelque chose d’irritant, sinon d’offensant : la moitié des humains voyaient un jour – sur 365 ! – consacré à leurs droits, leur vie, leurs libertés, leur dignité.
Héritière d’une tradition de luttes, cette journée date du début du XXe siècle. Le National Woman’s Day aux USA s’installe en 1909, la journée des femmes de l’Internationale socialiste en 1910. Elle est finalement devenue, en 1977, une des journées internationales de l’ONU – une sur… 87. Dans la poésie imprévue de ce calendrier planétaire, les droits des femmes, cantonnés au 8 mars, se retrouvent étrangement situés, après entre « la vie sauvage » (3 mars) et avant « le bonheur » (20 mars) – des détails qui ne s’inventent pas, et qui font rêver.
Mais pourquoi donc est-ce différent cette année ? Le sentiment s’impose, avec évidence, que le paysage n’est plus le même. Pourtant, il n’est pas si aisé qu’on croit d’expliquer sur quoi repose pareil sentiment. Car, dans les faits, pratiquement rien n’a bougé : les grilles de salaire et organigrammes sont toujours défavorables aux femmes, les stéréotypes du machisme toujours actifs. Dans les discours non plus, rien n’a changé fondamentalement : déplorations et espérances, exhortations et mobilisations continuent d’occuper, mécaniquement, micros et mégaphones.
C’est dans les esprits que tout a commencé à bouger. Avec la prise de paroles de #MeToo et d’autres, avec la prise de conscience de l’omniprésence des formes multiples de harcèlement et de domination, avec la dénonciation croissante du sexisme ordinaire, c’est désormais chaque jour de l’année – n’importe lequel, et heure par heure – qui devient le jour des droits des femmes. En outre, ce qui est vrai du domaine sexuel le devient également domaine professionnel, des exigences de carrière, de formation, de responsabilité et de rémunération. Et le changement s’étend aussi aux libertés fondamentales – d’expression, de religion, de circulation – qui prennent, selon les régions du monde, des formes distinctes. Car leurs droits, au quotidien, sont construits et défendus de plus en activement, désormais, par les femmes chinoises, indiennes, africaines, latino-américaines…
Il se peut donc que nous soyons en train de passer, effectivement, des discours d’un jour qui ne changent rien aux actions durables qui changent tout. Il en aura fallu, du temps, et de l’endurance, et de l’obstination, pour que ce mouvement de bascule s’amorce enfin pour de bon. 25 siècles, au bas mot, au cours desquels n’ont manqué ni les paroles lucides ni les temps d’immobilité. Le vieux Platon, dans La République décrétait déjà que, dans la Cité juste, « la femme participe naturellement à toutes les occupations, l’homme de son côté participe à toutes également ». Sans conteste, le propos était révolutionnaire, en son temps, et dans sa société. Mais il le demeure encore, aujourd’hui, différemment, dans toutes les nôtres. La longue histoire des féminismes (1) a pour fil rouge ce partage égal de « toutes les occupations ».
Certes, cela est dit et connu depuis longtemps. Toutefois, entre ce qui est su et répété et puis ce qui est vécu, il arrive que la jonction soit fort lente à se faire. Voyez l’histoire de l’esclavage : des discours abolitionnistes sont tenus, sans aucun effet, durant plusieurs générations. Un jour enfin s’enclenche une révolution morale. Aucun argument nouveau, mais les faits, soudain, deviennent insupportables. Quelque chose de cet ordre est en route. Voilà pourquoi le 9 mars, et tous les jours suivants, ne seront plus ceux où tout retombe. Plutôt ceux où, sans même qu’on n’y prenne garde, tout continue à être de moins en moins comme avant.
- Voir le livre récent de la philosophe Séverine Auffret, Une histoire du féminisme de l’Antiquité grecque à nos jours. (Editions de l’Observatoire)