Souviens-toi de la mémoire !
Troisième de la série, ce volume des Cours de Bergson (1859 – 1941) au Collège de France le confirme : il existe plusieurs façons de plonger dans ce genre d’archives. Les rêveurs y percevront le son d’une voix disparue – on a presque l’impression de l’’entendre, tellement la respiration, les scansions des phrases restituent une parole vivante. Les curieux y croiseront des perspectives insolites, comme ces pages étonnantes, uniques dans son œuvre, où Bergson, contre une scolastique scientifique devenant rigide, soutient que chaque savant se reconnaît à sa méthode personnelle, de même que chaque écrivain à son style. Galilée, Newton, Pasteur ou Claude Bernard posséderaient à leurs cheminement rationnel propre, comme Rousseau et Chateaubriand ont leurs tournures de phrases.
Les spécialistes, pour leur part, y trouveront des indications précieuses. En effet, dans ce cours de 1903-1904 sur l’Histoire des théories de la mémoire, le philosophe revient sur la thèse centrale développée dans Matière et mémoire, paru en 1896 : rien ne prouve que les souvenirs soient localisés dans le cerveau. Mais il ajoute des exemples, déplace ici ou là les axes d’analyses. Bref, Bergson s’auto-commente, précisant ou nuançant sa pensée. Il esquisse aussi de nouveaux développements qui prendront bientôt place et sens dans l’Energie créatrice (1907) – « confiture exquise » aux bons historiens… aurait pu dire Rimbaud.
Toutefois, ce sont les lecteurs avertis de l’actualité des neurosciences qui seront sans doute les plus intéressés. Voilà qui peut sembler paradoxal. Car pour nous, qui vivons entourés de bases de données, de kyrielles d’informations numérisées et externalisées, stockées dans des mémoires électroniques, les relations cerveau-mémoire n’ont pas le même sens ni la même portée qu’il y a un siècle. A fortiori, des théories dont certaines datent de l’Antiquité grecque paraissent ne nous être d’aucun secours. Pourtant, il en va tout autrement, si on scrute avec attention.
Bergson donne toute sa force à une remarque qui, en fait, nous concerne au plus haut point. Imbibés que nous sommes de sciences cognitives, de neurobiologie, de psychologie scientifique, il nous paraît établi par les faits que la mémoire humaine est bien un produit de notre système neuronal. Notre conviction spontanée est que le cerveau, et lui seul, permet les souvenirs, les stocke et les réactive. Cette évidence nous semble dériver des expériences scientifiques, et résulter de l’observation. Voilà précisément ce que Bergson conteste. Et son argument vaut toujours.
Il rappelle que ce lien ne provient pas, contrairement à nos convictions, d’un constat empirique. Ce n’est pas une vérité factuelle, mais une hypothèse. Pas une découverte scientifique, mais bien plutôt un choix métaphysique. Bergson souligne donc – références à l’appui, d’Aristote à Taine, de Spinoza à Cabanis, en passant par Descartes, Leibniz ou La Mettrie – qu’il y a de la métaphysique dans la science. Même quand elle s’en défend, affirme ne pas s’en soucier, elle n’y échappe pas. Sur la question de la mémoire moins que partout ailleurs. Le risque majeur, éclairé par la dernière leçon, est de tourner en rond, en pensant établi par la recherche empirique ce qui constitue son option métaphysique de départ. Voilà qui pourrait bien n’être pas obsolète – et même d’une actualité plus vive qu’en 1903.
HISTOIRE DES THÉORIES DE LA MÉMOIRE
Cours au Collège de France 1903 – 1904
de Henri Bergson
Edition établie par Arnaud François
PUF, 384 p., 29 €