Comment la vie dépasse la pensée
Strasbourg, 1915. Depuis le traité de Francfort, en 1871, la ville est allemande. Le professeur Georg Simmel vient d’y être nommé. Il enseignait la sociologie et la philosophie à l’université de Berlin depuis une quinzaine d’années, avec pour étudiants Ernst Bloch ou Georg Lukacs. Autour de ce penseur original – connu notamment pour Philosophie de l’argent (1900, Payot, 1987) et pour ses essais dessinant une Philosophie de la modernité (Payot 1988 et 1990) – la grande guerre, désormais, fait rage. Les morts s’accumulent. Le philosophe n’est pas encore bien vieux, même si la soixantaine approche. Mais il vient d’apprendre sa fin prochaine : il se trouve atteint d’un cancer qui demeure, à cette époque, pratiquement incurable. Il s’éteindra en septembre 1918, avant la fin des combats.
Il faut donc imaginer cet intellectuel aigu, qui se sait condamné, passant ses derniers moments dans une cité pratiquement coupée du monde, au coeur d’un effroyable carnage où la civilisation européenne s’effondre. Que peut-il faire ? Ecrire un hymne à la vie. Puissant, subtil, démesuré.
Car c’est bien ainsi que se présentent ces quatre essais, rédigés par Simmel au cours de ses trois années ultimes. D’abord publiés en revue, puis réunis et remaniés par ses soins, ils constituent, sous le titre Intuition de la vie, une méditation qui demeure, un siècle plus tard, d’une force et d’une ampleur exceptionnelles. Le geste central de Simmel consiste à montrer comment la vie excède continûment les cadres de notre pensée aussi bien que ceux de notre existence individuelle. Notre vie personnelle est toujours circonscrite. Pourtant, elle ne l’est jamais absolument, puisque nous en avons conscience, et que ce savoir de nos limites les transcende. « Le seul fait que nous connaissions ces limitations (…), écrit Simmel, nous place au-dessus d’elles. »
Le paradoxe de la vie est donc d’être en même temps « enfermée en ceux qui la portent » et malgré tout « flux ininterrompu ». S’il est tellement malaisé de l’agripper par la pensée, c’est bien sûr parce qu’elle ne cesse d’excéder toute représentation, mais plus encore parce qu’elle se donne, aussi, à entrevoir dans cet excès et cette démesure mêmes. Sa nature n’est que paradoxes, se montrant à la fois finie et infinie, temporelle et éternelle, mortelle et immortelle, présente et fluante. Autour de ce thème crucial de « l’autodépassement de la vie », « franchissant constamment les limites la séparant de son au-delà », Georg Simmel tresse des variations multiples. Elles touchent en particulier aux conceptions du temps, du monde, de l’immortalité, de l’éthique, et toutes valent qu’on s’y arrête.
Voilà ce qui rend passionnant ce volume centenaire. Sa prose a sans doute vieilli, parfois, ses références à Schopenhauer ou à Nietzsche n’ont plus l’éclat d’alors, peut-être. Toutefois, au fil de ce livre touffu et inspiré, Simmel se montre tel qu’il fut : « philosophe aigu, étincelant, capricieux, parfois aussi difficile et obscur, mais sans rien dogmatique ni d’épais ». J’emprunte au traducteur et préfacier, Frédéric Joly, ces mots de Vladimir Jankélévitch, dans Quelque part dans l’inachevé (Gallimard, 1978). Ils disent tout.
Croque-morts, dictionnaires et historiens le confirment : Georg Simmel est mort, à Strasbourg, en 1918. On ne dirait pas.
INTUITION DE LA VIE
Quatre chapitres métaphysiques
(Lebensanschauung)
de Georg Simmel
Traduit de l’allemand et présenté par Frédéric Joly
Payot, 318 p., 29 €