Les tigres sont-ils nos frères ?
Un tigre sur la voie publique, à Paris, dans le 15e arrondissement… ce n’est pas un fait fréquent. Vendredi dernier, donc, arrêt du tramway, communiqués d’alerte. Très vite – trop vite, selon certains – l’animal est abattu. Aussitôt, des voix se sont élevées pour dénoncer, une nouvelle fois, la présence d’animaux dans les cirques, et donc exiger son interdiction. Dans la foulée, l’association PETA (« Pour un traitement éthique des animaux ») a demandé à France 2 de retirer de l’émission Fort Boyard deux tigres qui y figurent, plutôt paisiblement, depuis de longues années. Ces affaires de tigre peuvent paraître anecdotiques. En fait, elles disent beaucoup, à leur manière, de notre époque.
Car la volonté de refuser l’usage de tous les animaux dans les spectacles et divertissements – au motif qu’ils sont maltraités, humiliés, dénaturés… – est devenu désormais un thème récurrent du débat public. Le dressage, pour les espèces domestiques, serait toujours plus ou moins une maltraitance. Pour les espèces sauvages, les conditions de captivité et de vie artificielle, les contraintes d’espace, d’horaires, de transport, d’exposition… constitueraient autant de brimades contre nature. Ces discours sont bien connus. Il faut toutefois remarquer que le cas des tigres marque une limite, et constitue symptôme. Jamais, en effet, de l’Antiquité au XXe siècle, le tigre n’a été dépeint comme une victime !
Pour s’en convaincre, il suffit d’ouvrir n’importe quel auteur classique. On verra que le tigre, au cours de toute l’histoire occidentale, a incarné la rage et la violence, l’agressivité et la cruauté, la menace de mort. Au propre comme au figuré. Ainsi Voltaire, dans son Essai sur les mœurs (1756), parle-t-il de Pierre 1er de Castille, dit le Cruel, en ces termes : « On nous le représente comme un tigre altéré de sang humain, et qui sentait de la joie à le répandre. » Même le tendre Rousseau – qui insiste tant sur la « pitié », c’est-à-dire la sensibilité à la souffrance des autres vivants, et sur le fait que les animaux l’éprouvent, aussi bien que les humains – n’hésite pas à écrire : « rien n’apaise ni ne fléchit jamais la fureur des tigres » (Lettre à M. du Peyrou, 31 janvier 1765). Cent autres exemples sont à disposition. Tous disent la même chose : le tigre d’hier était impitoyable.
Celui d’aujourd’hui éveille la compassion ! Il faut y insister : pareil changement est radical, autant que récent. Naguère encore, l’évidence première était de protéger les humains contre les tigres. A présent, on exige de protéger les tigres contre les humains. La menace a changé de camp. Les prédateurs ne sont plus les fauves. Les tigres sont devenus proies de l’humanité, victimes de son inconscience, de son insensibilité, de son incompréhension. On peut voir là, probablement, une forme de « bouddhisation », si l’on ose dire, de la conscience occidentale. S’il existe en effet une attitude culturelle ancienne de compassion envers toute vie, y compris celle des fauves, c’est dans l’imaginaire bouddhiste qu’on la trouve exemplairement illustrée. Dans les Jâtaka, ces contes censés faire le récit des vies antérieures du Bouddha, ce dernier choisit un jour de se laisser dévorer par une lionne affamée, devenue incapable de nourrir ses petits…
Cette interaction universelle entre toutes les formes de vie sensible a bien des avantages. Elle conduit notamment à supprimer carnages, abattages, maltraitances et autres dominations. Elle possède aussi, il ne faut pas l’oublier, quelques risques et inconvénients. A commencer par l’oubli des spécificités humaines, qui se dissolvent alors dans un univers sans différences ni frontières. Ce n’est évidemment pas un hasard si l’une des questions les plus controversées de la philosophie est à présent celle-ci : sommes-nous des animaux comme les autres, ou bien des animaux sortis de l’animalité, par le langage, la société, les sciences et les techniques ?
Cette question théorique est également pratique. Car, parmi les risques de l’animalisme, la confusion des urgences n’est pas le moindre. Protéger les tigres est certes une noble cause, et je n’ai rien contre. Mais j’ai encore la faiblesse de croire qu’il y a plus décisif, et autrement vital. Je juge plus important, plus utile, plus urgent de protéger les Yezidi, les Rohingya, les humains vendus comme esclaves en Libye, plus généralement tous nos semblables, nos frères, qui sont chaque jour, partout dans le monde, écrasés, asservis, exploités. Et dont les vies sont dévorées. Parce que l’homme est un tigre pour l’homme.