La suite des aventures de Dieu
Plusieurs rabbins aiment le jazz. Parmi eux, certains sans doute apprécient Paul Valéry et Cervantès. Toutefois, si vous trouvez réunis le vieux taoïste Lao-Zi, maître du silence, et Rachi (1040-1105), le grand talmudiste médiéval qui vivait à Troyes, le premier à avoir écrit le mot « chut », si le chemin où l’on vous embarque entrelace, mine de rien, Bachelard, le Petit Prince et Levinas avec Coleman Hawkins et Ben Webster, si le texte vous fait sauter d’une blague à énigme à un bon gros jeu de mots, avec pour résultat une pirouette qui paraît d’abord gratuite mais débouche directement sur un vertige métaphysique, alors, pas de doute, vous êtes chez Marc-Alain Ouaknin et vous lisez Dieu et l’art de la pêche à la ligne.
C’est un livre paru en 1998. En tout cas sa première version. Car celle-ci – vingt ans après, comme chez Dumas – reprise, augmentée, transformée, a fini par devenir une autre affaire. Il s’agit toujours de tenter de répondre à l’impossible question « Qu’est-ce donc que Dieu ? », mais le monde a changé, l’auteur aussi – Dieu, on ne sait pas. Après le Livre brûlé. Lire le talmud (Lieu commun, 1986, Seuil 1992), Marc-Alain Ouaknin a publié une trentaine de titres largement traduits, a entamé depuis plus de dix ans une nouvelle traduction de la Bible hébraïque avec commentaires, sans oublier de poursuivre, à dater de 2013, l’émission Talmudique sur France Culture.
Dans le vaste collage qui constitue ce livre éclaté se juxtaposent citations, souvenirs, récits de rêves, histoires drôles, références musicales. Le philosophe-écrivain-rabbin-aussi s’en donne à cœur joie pour y générer des beautés insolites à partir de rencontres fortuites, en apparence, et secrètement nécessaires. Ce ne sont pas, comme chez Lautréamont, un parapluie et une machine à coudre sur une table de dissection, mais des phrases lues, ici ou là – en hébreu, en grec, en français – des visages rencontrés, des leçons découvertes, des lumières et des sourires, le piano de Glenn Gould et la voix de Natalie Dessay. Qui font rire, rêver, penser, en revendiquant que c’est la même chose.
« Le lecteur risque de se perdre ? Bien sûr ! C’est un peu comme dans le Talmud ». Quelques deux cents pages plus loin, on apprend qu’en fait, dans le Talmud, « rien n’est écrit au hasard, tout est calculé, précis. » Pour s’y orienter, le lecteur doit « trouver le pourquoi et le comment des enchaînements, des associations diverses, en un mot des règles du jeu que l’auteur ou les auteurs ont cachées sous la toile tissée du texte. » La lecture est donc ce jeu de pistes dont nul ne sait jamais, dans le fond, s’il constitue la découverte d’un sens préexistant oubien l’invention d’un parcours inédit. Ou même une paradoxale combinaison de ces deux possibilités.
Et Dieu, dans tout ça ? Sans nom, sans représentation, il se glisse dans les blancs, se tapit dans les marges. Il habite là où on le fait entrer, par décalage et par discontinuité, par hasard, sans que personne ne connaisse une méthode de capture. L’art de la pêche à la ligne fait image avec pertinence, parce qu’il conjugue patience et chance, activité et passivité, modestie et habileté. Ce n’est pas par hasard qu’on repère sa présence chez Platon aussi bien que chez les Chinois. Il me semble que Marc-Alain Ouaknin lui donne un nouvel essor : il pêche… à la ligne suivante, tout simplement.
DIEU ET L’ART DE LA PÊCHE A LA LIGNE
de Marc-Alain Ouaknin
Bayard, 366 p., 16,90 €