L’insurrection est une affaire intime
La véritable énigme de la désobéissance, c’est sa rareté. On aura beau demander comment se lève la rébellion, par quelles voies la révolte devient possible, les réponses seront vaines tant qu’on n’aura pas interrogé ce qui fait massivement obéir, même quand le pire s’installe et perdure. Car le consentement et la résignation dominent d’écrasante manière : des foules immenses se couchent devant quelques soldats, des peuples courbent la tête sous les ordres de tigres de papier. Et les génocides trouvent aisément des exécutants monstrueusement zélés. Aujourd’hui, à travers le monde, les inégalités partout s’accroissent, les classes moyennes s’effondrent, l’environnement se dégrade – et rien ne bouge. Ou si peu, si timidement que c’en est étrange. Pourquoi, comment, se plie-t-on si bien aux ordres, à l’ordre régnant ? Voilà qu’il faut tenter de comprendre.
Certains s’y sont déjà hasardé. Par exemple La Boétie, cherchant à saisir la « servitude volontaire » (dans Le Contre Un, écrit vers 1548, publié en 1576), Hannah Arendt scrutant Eichmann en 1961 à Jérusalem, Michel Foucault analysant l’intrication des dispositifs de pouvoir avec la construction du sujet. Frédéric Gros, avec Désobéir, met ses pas dans leurs traces. Editeur de Foucault dans la Pléiade, auteur de multiples publications sur sa philosophie, Frédéric Gros n’est plus seulement, aujourd’hui, un expert en foucaldisme. Depuis Etats de violence (Gallimard, 2006), il s’affirme comme penseur autonome, avec des essais aussi divers que Marcher, une philosophie (Carnets du Nord, 2009) ou Le principe Sécurité (Gallimard, 2012).
Dans cette méditation personnelle, remarquable de clarté et d’intelligence, le philosophe montre principalement combien la décision entre obéissance ou désobéissance demeure en fin de compte affaire intime. C’est le résultat d’une tension éthique présente en chacun de nous, et non pas la simple résultante des mécanismes psychologiques et sociologiques qui nous font agir. Cheminant avec Aristote, Montaigne ou Arendt, le professeur de Sciences Po traque avec bonheur cette part irréductible de responsabilité que nous avons, chacun, par nos silences, nos routines, nos alibis… dans le système d’obéissance générale. Certes, nous racontons, sans cesse, que nous n’y pouvons rien, que nos moyens sont dérisoires. Ah, nous voudrions bien, mais… les risques sont grands, la nécessité fait loi. Et nous contribuons ainsi, activement, à la perpétuation de ce que, par ailleurs, nous désapprouvons.
Sauf si… quoi au juste ? Si la petite voix de l’universel ne se tait pas, si l’éthique demeure cette tension interne à chaque sujet, si quelque chose persiste donc, murmurant que « désobéir c’est une déclaration d’humanité ». Sauf si le tribunal intime qui me donnait toutes les raisons de soumettre me rappelle aussi que c’est moi, moi seul, qui agit, de manière insubstituable, « non délégable. » En ce sens, l’insurrection, conçue comme affirmation d’une liberté, est d’abord, comme l’écrit Frédéric Gros, « victoire sur soi », parce que « c’est de se découvrir irremplaçable pour penser, juger, désobéir qui nous donne accès à l’universel ».
Voilà un essai qui devrait plaire à Socrate. Parce qu’il rappelle, à sa manière, qu’une vie qui non examinée ne vaut pas la peine d’être vécue. Et parce qu’il suggère, somme toute, que Socrate ne meurt jamais.
DÉSOBÉIR
de Frédéric Gros
Albin Michel, 222 p., 19 €