A l’aise dans la poubelle…
En octobre 2009, un jeune chercheur embarque avec trois amis sur un voilier de dix mètres. Direction : grand large. Objectif : déchets. Le projet, enthousiaste et juvénile, était de rencontrer un continent d’ordures flottant sur l’océan, recueillir le maximum de données et trouver ainsi, peut-être, des solutions. Ce qui animait alors Baptiste Monsaingeon était avant tout un rêve de liberté, de confrontation à la nature, d’adieu à la terre des objets techniques et des poubelles. Heureusement, il déchanta. En fait de sauvagerie, cd fut l’exiguïté d’un bateau minuscule, quasiment carcéral. Au lieu de l’errance magnifique loin des machines, il découvrit la dépendance vitale au GPS, à la radio, aux capteurs solaires. A la place d’un sixième continent composé de détritus, il n’aperçut que des bouts de plastique diffus, partout répandus. De ces déconvenues naquit la lucidité. Et un changement de regard intéressant.
Il aboutit à cet essai qui amorce une nouvelle représentation du rapport à nos déchets, à partir d’une critique des idées qui dominent actuellement. Les déchets doivent disparaître, voilà ce que nous pensons couramment. La vertu consiste à bien jeter en triant bien, en laissant derrière soi le moins possible de restes. L’éco-citoyen tend vers « zéro déchet » – Paradis pratiquement inaccessible, mais toujours jugé désirable. Non sans raison, apparemment, puisque nous sommes entrés dans cet âge où nos rejets transforment la nature. Homo Sapiens s’est mué en force tellurique en devenant Homo Detritus. L’anthropocène – ce nouvel âge géologique dû à l’activité humaine et à ses conséquences – est en fait un « poubellocène ». Des archéologues contemporains ont même suggéré de distinguer le poubellien supérieur (avant les plastiques) du poubellien inférieur (après les plastiques).
Voilà pourquoi diaboliser les déchets, vouloir les traiter par tous les moyens (incinération, recyclage), avoir comme ambition de les éradiquer pour survivre semble légitime. Et si ce n’était qu’une suite de fantasmes ? Si cette maîtrise n’était qu’une pensée magique, fondée sur une erreur de perspective ? Voilà les bonnes questions posées par Baptiste Monsaingeon. Il n’est pas devenu pollueur irresponsable, saccageur et destructeur. Mais il s’est interrogé, avec une lucidité somme toute assez rare, sur les illusions qui nous habitent. Il s’est rendu compte qu’il n’existe aucune vie sans production de déchets, organiques ou industriels. Rêver de les supprimer totalement est donc aussi vain que d’imaginer vivre sans excrément. Les Chagga d’Afrique australe soutiennent ainsi que les mâles adultes initiés voient leur anus bloqué une fois pour toutes et ne défèquent jamais plus. Mais ils peinent à convaincre.
En critiquant notre préjugé usuel, cet essai incite donc à sortir du grand fantasme du « zéro déchet », à larguer l’idéologie hygiéniste et son obsessionnelle pureté. Mais il fait plus, car il suggère une nouvelle attitude : apprendre à « faire-monde avec les restes », inventer dans les poubelles des récupérations, usages insolites, voyages improbables, festins imprévus. A l’éco-citoyen croyant pouvoir tout maîtriser, il oppose les parcours multiples des chiffonniers – désillusionnés mais inventifs. Artistes, créatifs, erratiques. Heureux dans les restes, à bord d’un « bateau-monde » dont personne n’est capitaine.
HOMO DETRITUS
Critique de la société du déchet
de Baptiste Monsaingeon
Seuil, « Anthropocène », 288 p., 19 €