Tant de façons d’être fascistes
La République paraît solide. Et la démocratie bien portante. Nous avons tendance à prendre le fascisme pour une vieille lune, un chapitre clos des livres d’histoire. Ou bien un épouvantail ridicule, obstinément brandi par des militants obtus. Nous avons tort. Non pas parce que Mussolini aurait encore ses partisans et Hitler ses nostalgiques. Non pas parce que les années trente seraient de retour, les chemises brunes à nos portes. Mais au contraire parce que ce qu’il faut continuer à nommer « le fascisme » a plus d’un visage, et plus d’un tour dans son sac. S’il peut resurgir, ce sera sous d’autres traits. Différemment le même. Car il faut distinguer entre ses habits d’un jour et ses constantes de fond.
Un tout petit livre, dans quelques jours, va le rappeler opportunément. Il est signé Umberto Eco et s’intitule Reconnaître le fascisme (1). Juste une conférence, donnée le 25 avril 1995 à New York, à l’Université de Columbia. 22 ans plus tard, presque jour pour jour, le diagnostic reste totalement d’actualité. Disparu en février 2016, l’auteur du Nom de la Rose était né en 1932. A dix ans, dans sa bonne ville d’Alexandrie (pas celle d’Egypte, celle du Piémont), il avait remporté un prix pour avoir brillamment disserté sur un sujet obligé : « Faut-il mourir pour la gloire de Mussolini ? ». A la Libération, le jeune garçon découvre l’existence de quantité de partis politiques, devenus clandestins sous la dictature. Il n’a pas oublié la leçon. Ni le risque d’une résurgence.
Il analyse donc ce qu’il nomme « Ur-fascisme », cette matrice originaire et permanente d’où naissent des dictatures diverses, selon les époques, les pays, les circonstances. « On peut jouer au fascisme de mille façons, sans que jamais le nom du jeu change » insiste Eco en décortiquant la panoplie de base, et précisant que tous les éléments n’ont pas besoin d’être réunis pour qu’un fascisme s’installe. Le menu est riche. Culte de la tradition, qui rend la recherche inutile ou suspecte. Refus du modernisme, qui favorise l’irrationnel. Valorisation de l’action pour l’action, qui suscite défiance ou mépris envers la culture. Crainte des désaccords, angoisse des différences, obsession du complot. Surestimation d’ennemis prétendument très forts, bien que très fragiles et faciles à vaincre. Proclamation de la supériorité d’une nation, d’une race, d’un peuple. Glorification des héros, de la guerre et des luttes. Construction d’un peuple parlant d’une seule voix, mais trahi et délaissé par ses représentants…
Au final, quatorze archétypes sont énumérés, que je ne reprends pas tous. Fil directeur : la notion d’« air de famille », empruntée au philosophe Ludwig Wittgenstein. Des fascismes distincts se ressemblent donc, sans qu’existe toutefois entre eux une identité parfaite. Ils peuvent naître d’une condition seulement, ou de la combinaison de deux ou trois. Ils peuvent se développer plus vite qu’on ne pense, sans crier gare, dès qu’une conjoncture s’y prête suffisamment. Peu importe, alors, l’apparence débonnaire des dirigeants, leurs professions de foi démocratiques, leur cœur sur la main. Si l’on n’y avait pas pris garde avant, une fois qu’on a compris, il est déjà trop tard.
Généralités ? Abstractions ? Pas du tout ! Nous sommes directement concernés. Chacun vient d’entendre Marine Le Pen disculper la France des crimes de Vichy, nul n’ignore son amour des traditions, sa conception complotiste de la politique et de la finance, son acharnement à croire qu’existe un « peuple français » unitaire, homogène et incompris par le « système ». « Chaque fois qu’un politicien émet des doutes quant à la légitimité du parlement parce qu’il ne représente plus la « voix du peuple », on flaire l’odeur de l’Ur-fascisme » précise Umberto Eco. On remarquera sans peine que ce diagnostic s’applique aussi parfaitement à Jean-Luc Mélenchon, admirateur éperdu de dictateurs obscènes – sanglant comme Fidel Castro, débile comme Hugo Chavez -, fan de Robespierre, rêvant de ressusciter son « despotisme de la liberté ». En matière de possible dérive autoritaire, le patron du Front de gauche n’a rien à envier à la patronne du Front National.
Un fascisme peut ainsi naître de plusieurs manières différentes, post-vichyste, ou post-stalinienne. Il pourrait aussi être islamique, post-moderne, post-démocratique – mais chaque fois nostalgique, autoritaire et intransigeant. Tous les cas de figure demeurent résistibles. A condition, évidemment, qu’on y veille tant qu’il est encore temps.
- Reconnaître le fascisme, d’Umberto Eco. Traduit de l’italien par Myriem Bouzaher. Grasset, 56 p. , 3,00 €. En librairie le 19 avril