L’incomparable force des livres
Ni les attentats persistants ni la tristesse confuse des élections présidentielles n’empêchent les Français de continuer à lire. Certes, la mort des livres est régulièrement annoncée. Ils vont si mal, dit-on, que leur disparition se profilerait à l’horizon. L’agonie serait déjà bien entamée… Pourtant, il n’existe aucun motif valable pour prendre au sérieux ce sombre diagnostic. Certes, le Salon du Livre, rebaptisé Livre Paris, qui s’ouvre ce 24 mars, attire moins de monde, ces dernières années. Et le marché du livre, globalement, vit au ralenti. Mais ce ne sont là, probablement, que des effets de conjoncture. Car l’affluence du public ne se dément pas dans de très nombreuses manifestations, de Brive à Saint-Etienne, de Nancy à Nice, comme en quantité d’autres lieux. Et la lecture – sur papier, sur écran – se porte bien.
C’est ce que confirme la nouvelle étude sur « les Français et la lecture » menée par Ipsos pour le Centre National du Livre (1). Conduite en janvier dernier, comme tous les six mois depuis 2015, cette enquête montre que 91% des Français – 93 % chez les femmes – s’immergent dans des livres, dont la fréquentation est même en hausse de 8 points parmi les 50 – 64 ans. Evidemment, les pratiques évoluent : c’est de plus en plus dans les transports et les lieux publics qu’on plonge dans un volume, plus souvent acheté en ligne, plus fréquemment qu’auparavant chargé dans une tablette. En tout cas, plus de livres, sur tous supports, accompagnent actuellement le quotidien de presque tous nos concitoyens. Leur motivation principale : le plaisir. Secondairement : les connaissances.
La disparition des livres appartient donc au domaine des fantasmes. Leurs transformations, en revanche, sautent aux yeux. Leur place se modifie en effet fortement, reconfigurée par les livres audio que l’on écoute en voiture ou en train, par les livres numériques que l’on parcourt sur son smartphone. D’autre part, les lecteurs changent aussi. Immergés pour la plupart dans les écrans, plongés massivement dans les images et les sons, ils ne portent plus le même regard sur les pages en papier, même s’ils continuent à les fréquenter grandement. La faiblesse apparente des livres, en fin de compte, est d’offrir une expérience pauvre : ils sont silencieux, immobiles, sans couleurs ni mouvements animés. Quand tout se meut, se colorise et bruisse en cadence, leurs pages de petits signes à déchiffrer ligne à ligne semblent austères, monotones et abstraites.
En fait, c’est leur force. Car l’expérience de la lecture – tranquille, évidente, secrète aussi, selon la manière dont on l’envisage – est unique et singulière. Elle n’assourdit pas, ne sature jamais les sens, n’enchaîne nullement l’attention. De fait, les livres attendent, indéfiniment, sans un bruit, qu’on plonge dans leur silence, qu’on s’immerge seul dans l’espace qu’ils ouvrent. Mais aussitôt ce silence solitaire se découvre peuplé de cris, de murmures, de chants, traversé de voix innombrables. Les pages monochromes sont habitées de tous les siècles, tous les climats, les langues, les sentiments, les idées, les intrigues… A tel point que personne, jamais, n’est seul dans un livre. On s’y retrouve toujours entouré d’autres humains, emporté ailleurs, tout en restant là.
Cette expérience sans équivalent fait des livres les plus étranges machines à voyager qui soient. Ils transportent n’importe qui dans le temps comme dans l’espace. Tranquilles comme tout, au premier regard, paisibles sur les étagères ou dans la mémoire des tablettes, les livres deviennent, dès qu’on les ouvre, des aires de liberté, des carrefours entre réel et imaginaire. Y entrer, c’est accepter ne pas savoir au juste où l’on va se retrouver. C’est devenir – ne fût-ce qu’en partie, pour un moment – mutant, nomade, autre que soi.
Ces aventures de l’identité sont au cœur de l’expérience de toute lecture. Tous les totalitarismes l’ont compris, c’est pourquoi tous ont tenté d’y mettre fin. Parce que les livres permettent l’expérience du multiple et de l’intériorité libre. Pour la combattre, il faut imposer la lecture d’un livre unique, Mein Kampf ou Petit Livre Rouge, et brûler tous les autres, mettre feu aux bibliothèques, pour garantir que ne règne qu’une vérité, un seul ordre du monde, une seule histoire humaine. Soit les autres livres disent la même chose que le livre unique, et ils sont inutiles. Soit ils disent autre chose, et ils sont néfastes. Les détruire est donc recommandé. Cycliquement, cette tentation revient. Elle fait des ravages, mais finit par échouer. Et les livres perdurent – tenaces, solitaires, multiples. A disposition.
- Texte disponible en ligne sur centrenationaldulivre.fr