Les pièges cachés de la modernité
Voilà un essai comme on aimerait en lire plus souvent. Savant, mais de bonne compagnie. Erudit, mais lisible. Et surtout intelligent. Sa question de départ est des plus simples : d’où vient la conviction moderne, et si puissante, que tout ce qui est ancien doit être dépassé par ce qui est nouveau ? Cette attitude est légitime dans le domaine des connaissances scientifiques : personne ne s’intéresse, à juste titre, aux théories biologiques ou chimiques d’autrefois, historiens mis à part. Cette position est bien fondée aussi dans le registre des techniques : pourquoi se servirait-on d’une machine moins performante, si la plus récente fait mieux ? En revanche, quoi qu’on en dise, une péremption systématique de l’ancien n’a rien rigoureusement d’évident dans le domaine des pensées religieuses, philosophiques, ou politiques.
Sauf si l’on entreprend de déchiffrer la modernité à la lumière de la gnose. C’est ce que propose Marc Lebiez, haut fonctionnaire philosophe et helléniste, dans ce nouvel ouvrage. Son projet peut surprendre, mais c’est en cela qu’il est intéressant. Car il fait apparaître, en filigrane de notre époque, la survivance de trames anciennes. Nous qui vivons fascinés par la nouveauté, qu’elle soit technologique, politique ou intellectuelle, nous ne voyons pas l’origine religieuse de cette obsession. Or elle date, selon Marc Lebiez, de l’émergence du christianisme, qui fut le premier à revendiquer sa nouveauté par rapport au judaïsme et à en concevoir les conséquences. En adoptant, schématiquement, deux tactiques distinctes. D’un côté, celle de l’Eglise, inventant les relations de l’Ancien Testament et du Nouveau, expliquant que le second « accomplit » le premier. De l’autre côté, la gnose, ou plutôt les multiples courants gnostiques, plus nettement antisémites, qui privilégient l’idée d’une nouveauté radicale, salvatrice, réservée par initiation à quelques-uns.
Principaux points fixes de la gnose : le monde est mauvais, mais le salut est possible, car une nouveauté radicale va permettre de sauver ceux qui savent, à condition de parvenir à se débarrasser de l’ancien fonds juif. Marc Lebiez montre comment, sous des versions évidemment diverses, on retrouve cette configuration depuis l’Antiquité tardive jusqu’aux Cahiers noirs de Heidegger. A notre époque, cette attente gnostique du salut se reconnaît dans la configuration où s’assemblent « le sentiment de déréliction, le dualisme, la religiosité bavarde, le goût pour les narrations, la propension à l’ésotérisme, la tentation de l’antisémitisme. » Les exemples que développe en détail Marc Lebiez, des premiers siècles de notre ère à nos jours, sont pour le moins frappants.
Toutefois, on aurait tort d’en conclure que toute la modernité est imbibée de réminiscences gnostiques. Heureusement, conclut cet essai original, une bonne partie en réchappe, et n’attend aucun sauveur. Cette modernité-là s’est constituée depuis la Renaissance. Au lieu de s’intéresser au « nouveau », elle cherche à penser « à nouveau » comme les Grecs. Elle s’amarre aux principes, aux invariants, à l’archéologie au sens de Nietzsche, de Freud, de Foucault. Elle ne croit pas le monde mauvais, ni d’ailleurs bon. Elle n’ambitionne pas de sauver qui que ce soit. Elle cherche juste à comprendre ce qui peut l’être, à desserrer quelque peu l’étau de la nécessité. Ce qui est déjà beaucoup. Et peut éviter le pire.
LE CULTE DU NOUVEAU
La gnose dans la modernité
de Marc Lebiez
Kimé, « Philosophie en cours », 252 p., 25 €