« L’ubuisation » du monde
L’ubérisation, tout le monde connaît. Il été mille fois question de son impact sur l’économie et la société, de ses perspectives, avantages, inconvénients… « L’ubuisation » – inventons cette notion ! – demeure à explorer. Elle concerne le monde politique. Sa définition ? Fort simple : la violence et l’absurde comme système de gouvernement, la terreur et le meurtre pour seuls moyens d’action avec, en guise de développement, le détournement à usage privé des finances publiques. La figure du Père Ubu, inventée par Alfred Jarry en 1896, incarne son vecteur principal : un tyran grotesque, à la fois vulgaire, rapace, lâche et sanglant. On peut en trouver quantité d’exemples, de l’Antiquité à nos jours, et rien n’assure qu’ils soient plus nombreux aujourd’hui qu’autrefois. Mais ils sont plus dangereux, à cause des mutations qui travaillent notre époque, ce qui permet d’envisager un risque d’ubuisation du monde,
Le XXe siècle n’a pas manqué de dictateurs sanglants, de Hitler à Staline, de Mao-Ze-Dong à Fidel Castro. Bien pourvus en traits ubuesques, ces grands despotes avaient toutefois d’autres dimensions. Il serait abusif de les réduire à la stupidité au front bas. Ils peuvent inspirer l’effroi, l’horreur, le dégoût, rarement le rire. Les Ubu, au contraire, si effarants et effrayants qu’ils soient, ne cessent jamais d’être ridicules. Ils demeurent à jamais mesquins, nabots se haussant du col, roitelets d’opérette guettant les photographes, et se couvrant de titres, d’honneurs et de décorations. Au siècle dernier, ils se nommaient, par exemple, Nicolae Ceaucescu, Idi Amin Dada, Pol Pot, Jean-Bedel Bokassa, auto-proclamé Bokassa 1er. Le palmarès occuperait des pages. Laissons-le incomplet…
Et aujourd’hui ? Chacun dressera sa propre liste. Il n’y a que l’embarras du choix. Conformes à tout ce qu’incarne le père Ubu – qui proclame, à peine arrivé au pouvoir : « je veux garder pour moi la moitié des impôts » – quantité de petits potentats actionnent leur « pompe à phynance », mettent dans leurs poches l’argent de l’Etat qu’ils contrôlent, éliminent physiquement leurs concurrents et adversaires, baillonnent la presse et manipulent la justice. Leurs vraies motivations demeurent exactement les mêmes que celles du héros d’Alfred Jarry : s’enrichir grandement et au plus vite, « manger fort souvent de l’andouille », « rouler en carrosse », et jouir sans entraves. Leurs valeurs sûres : gloriole, sexe et goinfrerie. Répétons-le : ces mégalomanes oligophrènes ne sont pas, sauf erreur, plus nombreux aujourd’hui. Ils deviennent malgré tout potentiellement plus nocifs.
Pourquoi ? Les équilibres mondiaux sont plus instables, plus fragiles et vulnérables qu’il y a seulement dix ans. Les institutions supranationales sont partout en voie d’affaiblissement. Les armements disséminés sont de plus en plus puissants et, en cas d’usage inconsidéré, les effets de ricochet parfaitement imprévisibles. La révolution numérique et la cyberguerre donnent aux hystériques des possibilités inédites de nuire à distance. La numérisation du monde crée une forme insidieuse de « bêtise artificielle » qui renforce la surveillance qu’exercent les dictateurs.
Les moyens de résister ? Ils ne sont jamais assurés ni garantis d’emporter la victoire, mais ils existent. Ce sont encore, en fait, ceux qu’exposait déjà Socrate, contre les Ubu de son temps. Quand des arrivistes cyniques – Thrasymaque, dans La République, Calliclès dans Gorgias –lui expliquent combien les tyrans ont raison, n’ont pas à se gêner, doivent simplement assez puissants pour ne pas se faire prendre, Socrate réplique en opposant l’éthique à la force, la raison à la folie, l’équilibre aux appétits sans frein. Contre le pouvoir égoïste et solitaire, il défend l’exigence de la justice et l’organisation du bien commun.
Il faut bien admettre que la position de Socrate est faible. Comme le sont aussi les actions de tous les défenseurs des droits et des valeurs contre la force brute, de Gandhi à Mandela. Mais cette faiblesse repose sur une force morale. Il lui arrive de perdre, de paraître écrasée. Jamais elle n’est anéantie. Voilà pourquoi l’ubuisation du monde, si elle est un danger à surveiller, n’est pas un destin. « Le mauvais droit ne vaut-il pas le bon ? » demande le Père Ubu dans Ubu roi (Acte III, scène 1). C’est la question que posaient déjà les ennemis de Socrate. La réponse est non.