Le postulat du « monde mauvais »
Ce bref essai est un précis de guérilla intellectuelle. Sobre, tranchant, et sans nuances. L’unique question qui compte, pour le sociologue et philosophe Geoffroy de Lagasnerie, est celle de la lutte politique au sein même du travail intellectuel. Ecrire ou enseigner d’un côté, militer d’un autre, cette division de l’existence lui paraît non seulement schizophrénique mais illusoire et donc trompeuse. Chercheur, enseignant, auteur, écrivain, quiconque produit et diffuse discours, analyses et concepts ne pratique jamais, selon lui, une activité neutre, séparable du reste de la société. En allant au terme de cette logique, il faut donc porter le fer dans la plaie – et se demander comment transformer l’ensemble du travail théorique, ses ambitions comme ses institutions, afin qu’il participe activement à la déstabilisation du monde actuel, qui ne vaut rien et ne doit pas survivre.
Car le postulat de départ, comme l’indique le titre même de ce petit manuel de rébellion, est bien que « penser dans un monde mauvais » implique de penser contre ce monde, en œuvrant méthodiquement à sa destruction. Parce que l’activité de ceux qui écrivent, pensent et publient ne ignorer l’horreur ambiante. Au contraire, répète Geoffroy de Lagasnerie, « le monde est injuste, il est mauvais, il est traversé par des systèmes de domination, d’exploitation, de pouvoir et de violence qui doivent être stoppés, mis en question et transformés. »
A partir de ce postulat, l’impossibilité d’être neutre s’ensuit de manière cohérente. Aucun savoir n’étant coupé du monde, de la société et de l’époque où il prend place, l’idée même d’une « science objective » risque d’être une imposture. Moralité : au moment même où tu te crois hors de la mêlée, tu deviens complice aveugle et mystifié des pouvoirs en place… Voilà, schématiquement, ce que soutient cet essai, en s’appuyant notamment sur Michel Foucault, Didier Eribon, mais aussi Theodor Adorno et Judith Butler. Ces deux derniers auteurs ont en commun la question : « comment mener une vie bonne dans un monde mauvais ? » Elle devient ici : « comment élaborer une pratique intellectuelle juste dans une société injuste ? »
Il n’en reste pas moins que ce postulat d’un monde injuste, donc mauvais, soulève quantité de questions. D’abord, est-il logiquement possible de porter un jugement quelconque sur le monde en général ? Wittgenstein a montré combien c’était dépourvu de sens. Que répondre, si l’on y tient, à ses arguments logiques ? D’autre part, un jugement moral concernant le monde présent dans son ensemble peut-il être légitimement formulé ? Le monde est-il donc simplement « bon » ou « mauvais » de manière globale, d’un seul tenant ? Ne faudrait-il pas considérer que certains éléments sont mauvais, et à détruire, et d’autres bons, et donc à conserver ?
Et ce n’est pas tout ! Car il faudrait encore savoir si c’est bien parce qu’il est « injuste » que le monde est « mauvais » ? Ces deux jugements sont-ils nécessairement équivalents ? Pour peu qu’on ait lu Nietzsche, la réponse n’est pas si simple. A moins, bien sûr, d’avoir une conception fondamentalement gnostique de la chute et de la malédiction… Le problème, c’est qu’aucune de ces interrogations n’est effleurée par Geoffroy de Lagasnerie. Il les tient d’emblée pour résolues, puisque, de toute évidence, « le monde est mauvais ». Si poser pareilles questions revient à se révéler laquais du grand capital, complice du conservatisme, ennemi du peuple, j’assume…
PENSER DANS UN MONDE MAUVAIS
de Geoffroy de Lagasnerie
PUF, « Des mots », 126 p., 12 €