L’art d’être grand-père rebelle
« Mon but est de corrompre la jeunesse », dit-il. En 115 petites pages, le maître indique ainsi aux jeunes esprits – forcément avides de ses conseils, perdus qu’ils sont dans ce si méchant monde marchand, inhumain, sans âme – la voie de la « vraie » vie. Ça rassure : instruites naguère de la nature du bonheur « réel » (1), les générations nouvelles se trouvent donc bien pourvues, guidées sur le bon chemin par le philosophe français labellisé « le plus lu dans le monde ». Peu importe que les explications, cette fois, soient fort succinctes, les propos tantôt banals tantôt abscons, car l’essentiel est de répéter : « il faut absolument changer le monde ».
S’identifiant sans risque à Socrate – qui fut en son temps, comme chacun sait, condamné à une mort réelle pour « corruption de la jeunesse » – Alain Badiou assène aux jeunes pousses égarées les règles de base. Elles devront éviter de brûler leur existence dans la quête insane des jouissances de l’instant,. Mais elles veilleront à ne pas tomber pour autant dans le piège inverse, en rêvant de construire peu à peu leur réussite dans le monde tel qu’il est, pourri jusqu’à la moëlle par « les eaux glacés du calcul égoïste » selon la formule de Marx, reprise en boucle.
Les jeunes, c’est sûr, vont être bien contents ! Réinventer l’avenir, refuser ce qui fige et asservit, quitter les chemins tracés… les voilà partants ! Vers quoi ? Nul ne le sait clairement. Les indications de Badiou concernant cette « vraie vie » sont ici vaguissimes. On apprendra qu’elle est « pleine de riches pensées » – ça, c’est bien – humaine, solidaire et « sœur du rêve ». En fait, on saura surtout ce qu’elle n’est pas. Cette fausse existence qu’il convient de quitter, c’est bien entendu le monde de la tradition et de la hiérarchie, mais c’est par-dessus tout la prétendue ignominie capitaliste – horreur libérale, illusion démocratique, servitude mortifère et manipulatrice. Ne vous laissez pas impressionner, dit le penseur à la jeunesse, sagement attentive, par « la provisoire faillite historique du « communisme » d’Etat en URSS ou en Chine », osez plutôt retrouver « l’Idée communiste », unique chemin vers la vraie vie…
Tout en soulignant ses 79 ans, Alain Badiou propose une « idée militante » à la jeunesse – encore désorientée, mais déjà de plus en plus enthousiaste : l’ « alliance » des moins de trente ans et des « vieux révoltés » contre tous les dominateurs des âges intermédiaires… « Ensemble, nous imposerions que soit ouvert le chemin de la vraie vie ». Joie, pleurs de joie chez les jeunes ! Enfin, ils le reçoivent, ce vademecum qu’ils cherchaient en vain, l’art d’être grand-père façon rebelle, Hugo revu par Mao et Rimbaud, habillé en Socrate… trop classe ! Et ce n’est pas tout : deux autres chapitres expliquent la vraie vie « selon qu’on est une fille ou un garçon ».
Le garçon, désormais, peine à devenir un homme. Faute d’une initiation symbolique façon service militaire, il se trouve exposé à l’adolescence éternelle et la vie infantile. A l’inverse, la fille est prématurément adulte, déjà femme sans avoir été « jeune fille », figure à réinventer. N’oublions pas, précise Badiou, qu’une femme est « outrepassement de l’Un dans la guise d’une passe de l’entre-Deux. Telle est ma définition spéculative de la féminité. » Du coup, la jeunesse rigole. Il faudra prévoir des camps de rééducation à la vraie vie.
(1) Voir Alain Badiou, Métaphysique du bonheur réel. PUF, 2015.
LA VRAIE VIE
Appel à la corruption de la jeunesse
d’Alain Badiou
Fayard, « Ouvertures », 126 p., 14 €