De quoi meurent les civilisations : insubmersible Atlantide !
Récoltes mirifiques, métaux précieux à foison, l’île fabuleuse des Atlantes est présentée par Platon – dans Timée et dans Critias – comme le lieu de toutes les abondances. Tout y était plus grand, plus fort, plus redoutable que chez les Athéniens. Ces derniers finirent par vaincre cet empire maritime archaïque, qui aurait sombré, après sa défaite, submergé par les flots. Mais l’Atlantide, au fil des siècles, n’a cessé de refaire surface.
L’historien Pierre Vidal-Naquet l’a montré dans un livre lumineux (1) : dans le texte de Platon, l’Atlantide incarne la cité dégénérée, l’Athènes démocratique que ce philosophe aristocrate déteste profondément. Mais cette utopie négative, après Platon, s’inverse : les Atlantes deviennent un peuple supérieur et l’Atlantide se transforme en modèle de civilisation parfaite, mystérieusement engloutie.
Délires
On crut la retrouver en découvrant les Amériques, on la situa en cent lieux divers, de Santorin au Caucase. On en fit, surtout, le rêve d’origine supérieure le plus prolifique et le plus pernicieux de l’histoire occidentale. Tout a commencé avec l’Atlantica sive Manhem du Suédois Olof Rudbeck, publié de 1679 à 1702. Ce savant, professeur à l’université d’Uppsala (on lui doit la découverte du système lymphatique), a forgé de toutes pièces l’idée que le peuple suédois dérivait des Atlantes.
Ce délire – pourvu d’une foule de références et de notes de bas de page – en a engendré quantité d’autres. La plupart des nationalismes européens des temps modernes se sont réclamés de l’Atlantide et de sa « race supérieure ». Cette civilisation perdue relève donc à la fois de la science-fiction et du crime réel, puisque les nazis y rattacheront le mythe aryen : Alfred Rosenberg va jusqu’à faire de Jésus un Atlante annexé par les juifs… À côté de ses usages politiques abjects, l’Atlantide n’a cessé de nourrir d’innombrables fictions, de Jules Verne à Pierre Benoit, jusqu’aux récits, terrifiants ou merveilleux, de la fantasy contemporaine. Comme quoi le mieux à faire, pour une civilisation qui ne veut pas mourir, est sans doute d’être imaginaire et engloutie.
(1) L’Atlantide. Petite histoire d’un mythe platonicien (Les Belles Lettres, 2005, rééd. Points Seuil, 2007,198 p., 7,80 euros).