Figures libres. Conversation entre Europe et Chine
Jusqu’au 18 juin, Huang Yong Ping expose à Paris son œuvre la plus récente, Empires, au Grand Palais, pour la septième édition de « Monumenta ». Cet artiste d’envergure mondiale vit et travaille en France depuis 1989, et se considère comme n’étant plus tout à fait chinois, sans être toutefois complètement occidental. La lecture des philosophes européens – notamment Kant, Nietzsche et Wittgenstein – a marqué sa création, ainsi que nombre de classiques chinois.
De son côté, le philosophe François Jullien, parti en Chine très jeune, après ses études à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, est allé là chercher un « ailleurs » total, linguistique et intellectuel, pour tenter d’ébranler les modes de réflexion hérités des Grecs. Auteur d’une œuvre atypique et considérable, il s’intéresse vivement à l’esthétique, où il repère un authentique travail de pensée. Ces deux voyageurs, habitués l’un et l’autre aux écarts entre cultures, ont donc matière à converser – en chinois comme en français.
Leur brève rencontre, organisée par Donatien Grau, est attachante par sa singularité et par sa densité. En peu de pages, reproduites en trois versions (chinoise, française, anglaise), se trouvent évoquées clairement, par le truchement des propos croisés du philosophe et de l’artiste, l’étrange fécondité du va-et-vient entre les cultures, les stratégies requises par l’exploration de leurs écarts, les possibilités que chaque langue ouvre ou ferme tour à tour. Sont également scrutés certains termes chinois qui se révèlent intraduisibles, car leurs équivalents habituels en français – « fadeur », « tension », « grande image », par exemple – ne fournissent que des approximations trompeuses.
Traversée des ignorances
Sans en avoir l’air, car en surface tout paraît calme et lisse, ce petit livre fait subtilement bouger le socle de nos pensées. Huang Yong Ping rapproche carrément l’esprit du mouvement Dada et celui du zen – ce qui, au premier regard, n’a rien d’évident. François Jullien cisèle une formule qui mériterait d’être gravée au fronton des écoles : « Dès qu’on est philosophe, on est autodidacte en philosophie. »
De proche en proche, ce que l’un comme l’autre enseignent, c’est finalement une forme de non-savoir, une façon de désapprendre plutôt que d’accumuler des connaissances sédimentées. Cette traversée des ignorances est aidée, voire permise, par le jeu constant de l’écart entre les langues, comme entre les paroles et les œuvres. Quand Huang Yong Ping ne sait pas comment exprimer une notion chinoise en français, François Jullien montre combien son expression chinoise délivre en fait un sens qui se dérobe à la langue de Molière. Et l’artiste souligne, pour sa part, combien les créations s’expriment par les formes, non par les mots. Vains sont les commentaires, grande est leur étrangeté, pour celui qui crée.
On se souvient peut-être que Paul Claudel, en 1935, publiait ses réflexions sur la guerre sous le titre Conversations dans le Loir-et-Cher. Au millénaire suivant, une mondialisation plus tard, la conversation de François Jullien et Huang Yong Ping se tient entre Europe et Chine, pas au fond de nos campagnes. Elle convoque deux interlocuteurs réels, non des figures de fiction. Le philosophe et l’artiste s’interrogent sur le marché de l’art et sur celui des idées, sur le mythe de l’engagement et les marges de manœuvre qui restent. C’est actuel, inattendu, vivant.
Nos mondes en langues. Conversation, de Huang Yong Ping et François Jullien, préparé par Donatien Grau, traduit du chinois au français et du français au chinois par Esther Lin, du chinois à l’anglais par Canaan Morse, du français à l’anglais par Pedro Rodriguez, Klincksieck, 160 p., 25,90 €.