Le transhumanisme, entre fantasme et politique
Etrange contraste : les nouvelles vont vite, les idées lentement. Une information fait le tour de la planète instantanément. Mais, pour les idées, les périples demeurent lents. Des débats de fond qui engagent l’avenir des sociétés, et même la vie de l’humanité, peuvent mettre de longues années à passer d’un continent à l’autre. Dernier exemple en date : les discussions autour du transhumanisme. Il y a déjà une bonne quinzaine d’années que sont arrivés sur le devant de la scène, aux Etats-Unis, projets et controverses autour de « l’homme augmenté », ou carrément métamorphosé, par la conjugaison des biotechnologies, des sciences cognitives et de la révolution numérique. Les plus radicaux veulent l’avènement d’une « humanité 2.0 ». En Europe, élites et opinions commencent seulement à découvrir la question, sa complexité et ses conséquences.
En 2010 et 2011, Monique Atlan et moi avons conduit une enquête philosophique sur ces révolutions qui, à cette époque, ne faisaient pas la une des magazines français. Nous sommes allés interroger le « pape » du transhumanisme, Ray Kurzweil, auteur depuis 1990 de plusieurs best-sellers prévoyant une mutation proche de l’espèce humaine, et même le téléchargement de notre conscience sur un disque dur, et une cinquantaine d’acteurs clefs de ce débat, parmi lesquels Francis Fukuyama, Jürgen Habermas ou Manuel Castells (1). Le contraste était vif, alors, entre Etats-Unis et Europe. Sur le continent américain, il était admis comme évidence première qu’un nouveau monde était en train de naître. Accélérer ou combattre sa venue partait toujours de cette conviction.
Qu’est-ce qui était devenu évident ? Un bouquet de nouvelles possibilités se renforçant l’une l’autre : transformer la matière elle-même par les nanotechnologies, refondre l’espèce humaine par le « débugage » de son code génétique et la modélisation de son activité cognitive, allonger considérablement l’existence corporelle, rendre les machines pensantes. A terme, peut-être, éradiquer la mort elle-même, fusionner l’intelligence humaine avec celle des machines. On le voit : la particularité du transhumanisme est bien de mêler, de manière unique, sciences et fantasmes, politique et fiction, éthique et techniques, humain et avenir. De Harvard à Berkeley, les débats se sont vite engagés sur la faisabilité de ces projets, les chemins et délais pour y parvenir. En Europe, mis à part quelques chercheurs, grand public et philosophes ne se doutaient de rien.
Tout change, heureusement, ces derniers temps. Après Gilbert Hottois (2), Luc Ferry revient aujourd’hui sur ces questions (3), avec son talent habituel. Il expose clairement enjeux, chances et risques de ces mutations, dont les conséquences pourraient vite devenir vertigineuses. En philosophe, il écarte ces leurres jumeaux – « optimisme », « pessimisme » – qui aveuglent au lieu d’éclairer. Sans tomber dans la technophilie naïve ni la technophobie sans recul, il refuse catégoriquement le projet d’une « post-humanité » et privilégie l’allongement de la vie, l’éradication des maladies, voire une augmentation de l’humain raisonnable et régulée. Somme toute, un transhumanisme bien tempéré.
Toutefois, le noeud central, celui où s’entrelacent science, politique et fiction, reste à élucider. Or c’est là que tout se tient. La question est politique, car augmenter considérablement la durée de la vie humaine en bonne santé – qui serait contre ? – risque aussi de fabriquer une humanité à deux vitesses : beaucoup n’auront pas les moyens de se faire allonger la vie. Mais le débat porte aussi sur une fable, car tous les progrès réalisés jusqu’à présent dans l’espérance de vie ont été exclusivement liés aux soins, à la prévention, à l’hygiène – nullement à des modifications de nos gènes. Envisager de radicales métamorphoses de l’espèce au moyen des technologies relève en grande partie de la fiction – y compris celle qui habite aujourd’hui le coeur de la science. Finalement, le plus intéressant n’est sans doute pas de décider si le transhumanisme est un beau pays à rejoindre vite, ou un enfer à éviter à tout prix. Il s’agirait d’abord de le situer sur une carte mentale très singulière, à l’intersection – mal explorée – des sciences, du fantasme et du politique.
(1) Monique Atlan, Roger-Pol Droit, « Humain. Une enquête philosophique sur ces révolutions qui changent nos vies » (Flammarion, 2012, réédition Champs Flammarion, 2014). (2) Gilbert Hottois, « Le transhumanisme est-il un humanisme ? » (Kindle). (3) Luc Ferry, « La Révolution transhumaniste. Comment la technomédecine et l’ubérisation du monde vont bouleverser nos vies » (Plon).