Du bon usage du poisson d’avril
Evidemment, le coeur n’y est pas. Alors que l’Europe vit sous la menace terroriste, hésite encore à se battre, se disloque au sujet des migrants, s’interroge sur son avenir, vouloir monter des canulars paraît tout à fait hors sujet. Et pourtant, ce 1er avril, comme tous les ans depuis des lustres, des plaisantins vont s’ingénier à diffuser la fausse nouvelle sidérante, le reportage fictif, la dépêche improbable que goberont des naïfs. Mais pourquoi donc fait-on ainsi, sous cette forme, à cette date ? Depuis quand, et pourquoi ? Dès qu’on pose pareilles questions, les difficultés s’accumulent. Parce que personne ne sait exactement, en définitive, ce qui motive cette coutume, explique le choix de cette date ni ce qui donne sens à ces poissons.
Dans la catégorie « énigme minuscule mais insoluble », le poisson d’avril défie en effet la sagacité des chercheurs du monde entier. Il y a des décennies que sa signification comme ses origines résistent aux efforts conjugués des anthropologues, historiens, ethnologues, folkloristes, psychanalystes et autres. En Allemagne, les frères Grimm, en 1854, donnaient déjà leur langue au chat. En Italie, Giuseppe Pitrè, auteur en 1886 d’un savant mémoire sur « Il Pesce d’Aprile », notera plus tard qu’il est « difficile de trouver, parmi les traditions populaires, une dont l’origine soit aussi obscure et controversée que celle-là ». En 1980, la Canadienne Monique Laliberté constate encore, dans l’ixième étude sur le sujet, que cette coutume, malgré tout ce qu’on en a dit, demeure obscure.
Ce ne sont pas les hypothèses qui manquent, mais aucune ne convainc. Il a été soutenu, par exemple, que le « poisson » était une déformation de la « passion » du Christ, ou bien qu’il reprenait le symbole des premiers chrétiens. Cela peut expliquer – vaguement – la proximité entre ce rituel et Pâques, mais laisse entier l’autre mystère : pourquoi fait-on avaler des bobards ? On a suggéré de chercher le commencement de l’histoire en 1582, date de la réforme du calendrier par Grégoire XIII. Ce pape fit débuter l’année le 1er janvier, et non plus le 1er avril. Quelques distraits ou benêts ne s’en seraient pas tout de suite aperçus, et l’habitude serait née de se moquer d’eux. L’ennui, c’est qu’il existe des témoignages historiques irréfutables établissant que les farces du 1er avril existaient bien avant…
Car le poisson n’est pas le plus important. Depuis fort longtemps, dans les pays celtes et germaniques, la coutume existe de mystifier, le 1er avril, les plus naïfs, à commencer par les enfants, en leur demandant d’aller chercher des choses inexistantes, comme un seau de vapeur d’eau ou bien, comme en Norvège, un peu de la chaleur du lit. L’explication la plus satisfaisante est due à l’anthropologue californien Alan Dundes (1934-2005). Il a proposé de lier cet ensemble de coutumes au changement d’année, qui avait lieu au début du printemps, et d’y voir une sorte de rite de passage, inversant réalité et fiction, et faisant prendre le faux pour le vrai (1). Voilà qui pourrait bien ouvrir la voie à une approche différente, presque éthique, de cette pratique immémoriale.
Ne pas croire tout ce qu’on nous raconte. Cesser de gober, sans réflexion ni sens critique, les histoires les plus invraisemblables. Savoir rester vigilant, attentif, autonome envers les fables que charrient les rumeurs ou que relaient les médias. Si les poissons d’avril servaient à cela, ce ne serait déjà pas si mal ! Ils deviendraient bientôt philosophiques, au lieu d’être seulement loufoques. Ainsi, le 31 mars 1864, un journal londonien annonça que se tiendrait, le 1er avril, une grande exposition d’ânes à l’Agricultural Hall d’Irlington. La foule, le lendemain, était au rendez-vous. Et chacun put s’apercevoir alors qu’il y avait bien effectivement quantité d’ânes exposés, mais qu’il s’agissait des spectateurs tombés dans le panneau…
Peu importe, donc, que les canulars soient en ce moment hors de propos. S’il est vrai que nous avons mieux à faire, et peu envie de jouer, il n’en reste pas moins qu’un bon usage du poisson d’avril est possible, même par temps sombre. Ce qu’il apprend est peut-être plus subtil qu’on ne pense. Ce n’est pas qu’il conviendrait de rire quoi qu’il arrive, pour garder le moral. C’est plutôt qu’il faut commencer par prendre conscience de notre propre bêtise, de notre propre naïveté – pour mieux veiller à en sortir. La leçon n’est pas inutile.
(1) Alan Dundes, « April Fool and April Fish: Towards a Theory of Ritual Pranks » (« Etnofoor », volume I, 1988, pages 4-14)