Nous vivons « au bord de l’implosion »
Il y a déjà longtemps qu’on entend dire : « ça va péter « … Cette prophétie récurrente concerne à peu près tout : le « système « , la politique, les institutions, l’Europe, la paix mondiale, le climat… Et, bien sûr, tout continue. Des incidents éclatent, les tensions s’accroissent, certes. Mais l’ensemble tient, et persiste à fonctionner. Avec, malgré tout, en chacun ce sentiment diffus mais tenace que nos vies pourraient bien basculer, à court ou à moyen terme, dans un vrai chaos. D’autant que la liste de nos maux s’allonge : attentats attendus, insécurité croissante, tensions sociales à vif, stagnation économique durable, chômage élevé, violences ordinaires multiples, racisme, antisémitisme et xénophobie en hausse, cyberguerre en marche…
Ces maux ne sont d’ailleurs pas uniquement français. On les retrouve, avec des modalités diverses, dans le paysage européen comme sur la scène mondiale. Une représentation dominante s’est donc installée : l’effondrement nous guette. Nous vivons, on le répète partout, « au bord de l’implosion ».
Il n’est pas question d’explosion, qui suppose que des éclats se projettent au dehors, qu’une énergie interne se disperse au loin. L’idée d’implosion suggère l’inverse : des déflagrations tournées vers le dedans, des écroulements sous l’effet de collapsus internes. Le thème est simple, toujours le même : nous n’allons pas disparaître disloqués par des forces extérieures, mais nous affaisser en raison de nos dysfonctionnements internes. L’économie patine et se grippe, la société numériséepiratée se paralyse, les haines s’avivent et s’entrechoquent en vase clos, le climat se dérègle à cause de nous. Bref, le mal est au-dedans. Et il va s’accentuant, jusqu’à ce que… quoi donc au juste ? L’apocalypse annoncée n’a pas lieu. Nous sommes « au bord », mais nous y restons. Et ce bord a même l’air d’être solide et durable.
De quoi est-il constitué ? De la vie réelle. Nous vivons quotidiennement sur un socle d’actions concrètes, de travaux en cours, de routines positives. Des projets s’accomplissent, des créations naissent. Inventions, échanges, mutations se poursuivent. Ce monde n’implose pas, même s’il devient effectivement pénible ou injuste pour beaucoup qui l’habitent. Il faut donc distinguer clairement ce bord réel – où la société fonctionne, et la nature aussi, quoi qu’on dise – et les fantasmes de désorganisation, de chaos imminent, qui s’incrustent dans les esprits. Nous vivons « sur le bord », et sans tomber, mais ce bord existe avant tout parce que nous imaginons que nous allons tomber…
Cette peur insidieuse et permanente fait partie désormais de notre existence. Nous avançons donc avec la crainte d’une chute annoncée, même si nous demeurons incapables, en général, d’expliquer ce qui déclencherait cette implosion, ni ce qu’elle concerne exactement, et encore moins quand elle aura lieu. Bien sûr, ce ne sont certes pas les motifs réels d’inquiétude qui manquent ! De Daech à la fonte des glaces, du repli des peuples sur eux-mêmes à la barbarie ordinaire, en passant par l’atonie de la vie politique et la lassitude des citoyens, la liste de nos inquiétudes légitimes n’est pas imaginaire. Mais il nous manque, et cruellement, un contrepoids aux représentations catastrophistes, qui risquent de finir par devenir autoréalisatrices faute de se voir opposer une représentation positive de notre avenir.
Il n’est pourtant pas nécessairement naïf, illusoire ni mystifié d’imaginer que nos temps sombres aient une fin tout autre que l’implosion. Vaincre Daech est militairement faisable. Réorganiser le travail est économiquement envisageable. Faire reculer la haine, l’intolérance et le fanatisme est spirituellement réalisable. Modérer le changement climatique est techniquement possible. Et ainsi de suite… Personne ne dira que ces victoires sont aisées. Encore faut-il les concevoir, les désirer et se donner les moyens de les remporter. Au lieu de cultiver l’idée que le pire nous attend et va inexorablement nous défaire, mieux vaut s’exercer à lui résister. Il ne s’agit pas du vieux choix entre pessimisme et optimisme. La question n’est pas de tout voir en noir ou tout en rose. Autant que faire se peut, il s’agit de voir la réalité. Elle est toujours bigarrée, contrastée, traversée de tensions, de conflits, de difficultés et de chances. Mais elle n’a pas de bord, et n’implose pas.