Figures libres. Le vivant n’est pas un couteau suisse
L’idée de « moment » n’est pas si simple qu’on croit. Ce n’est évidemment pas « l’époque » – trop large et trop diverse pour constituer un moment, même si on la conçoit, à la manière d’Hegel, habitée d’un « esprit » qui la modèle du dedans. Ce n’est pas non plus l’instant – trop ponctuel et fugitif. Il s’agit plutôt des liens multiples qu’entretient – autour d’une thématique, d’une doctrine, d’un auteur… – un faisceau d’œuvres, d’interrogations, de querelles. C’est en ce sens que l’historien des idées J. G. A. Pocock titra en 1975 « le moment machiavélien », une étude devenue classique. C’est ainsi également qu’on peut parler, avec plus ou moins d’artifice, d’un moment de la conscience, ou bien d’un moment de la structure dans la philosophie contemporaine.
Serait-ce aujourd’hui « le moment du vivant » ? En rassemblant aujourd’hui sous ce titre une série de textes divers et convergents, les philosophes Arnaud François et Frédéric Worms en sont convaincus. Le premier, professeur à l’université de Poitiers, est notamment l’auteur d’un Bergson, Schopenhauer et Nietzsche (PUF, 2009) centré sur leurs conceptions du vivant. Frédéric Worms, professeur à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, à Paris, spécialiste de Bergson, a notamment publié Le Moment du soin (PUF, 2010). Ils sont donc bien placés pour savoir combien les interrogations suscitées par le vivant sont omniprésentes, cruciales et surtout transversales. Qu’il s’agisse de redélimiter les frontières entre santé et maladie, entre humain et animal, entre homme réparé et homme augmenté, ou d’analyser comment évoluent ces « biopolitiques » dont Michel Foucault a mis en lumière la nouveauté et l’ampleur, le vivant n’apparaît plus comme un problème délimité, local, cantonné à la biologie ou à l’histoire des sciences. Il traverse au contraire une vaste série de problématiques et de champs de recherche.
Faisceau d’interrogations
Les vingt-trois études réunies dans ce volume, issues d’un colloque tenu à Cerisy en 2012, donnent un riche aperçu des changements conceptuels en cours (autour, par exemple, de la notion d’épigenèse), mais aussi des tensions traversant des approches antagonistes (autour notamment de la suppression ou du maintien de l’exception humaine dans l’ensemble des vivants). Les grands ancêtres, penseurs de l’idée même de vie, se trouvent évidemment convoqués, à commencer par Aristote. Mais ce sont des contemporains qui incarnent ce « moment » multiforme. Bergson, Canguilhem, Michel Henry, Derrida, Foucault – entre autres – sont donc au cœur de ce faisceau d’interrogations entrecroisant bioéthique et métaphysique, littérature et histoire des sciences, anthropologie et esthétique.
L’ensemble est roboratif autant que stimulant. Intéressant, certainement. Malgré tout, on peut avoir le sentiment que la diversité des démarches devient disparité, et l’emporte sur l’unité du vivant, à supposer qu’elle existe. Il faut donc éviter l’illusion du couteau suisse. Cette sobre merveille promet de tout faire tenir dans votre poche : canif et tournevis, tire-bouchon et coupe-ongles, vrille et fourchette… Réunir tant de fonctions distinctes ne le rend pas pour autant universel à proprement parler. Avec « le vivant », il en va de même. Il est partout, semble ouvrir toutes les portes. Mais elles appartiennent à des bâtiments séparés, donnent sur des espaces sans commune mesure. Le moment évoque alors une rotonde, à plusieurs entrées.
Le Moment du vivant, d’Arnaud François et Frédéric Worms, PUF, « Philosophie française contemporaine », 476 p., 32 €.