« Déséquilibrés » ou terroristes ?
C’est fou, c’est le cas de le dire…, le nombre de « déséquilibrés » qu’on trouve dans les médias ces temps-ci. Je ne parle évidemment pas de mes honorables confrères, mais de cette appellation, mécaniquement utilisée à longueur de dépêches, de titres, de flashs pour parler de certains responsables d’agressions djihadistes. Le 1er janvier, un homme attaque des militaires devant une mosquée à Valence – un déséquilibré, nous dit-on. Le 7 janvier, un autre s’en prend à un commissariat parisien, dans le 18e arrondissement, avec un hachoir. Un déséquilibré, nous répète-t-on. Le 12 janvier, à Marseille, un lycéen attaque à la machette un professeur juif. Déséquilibré, ou terroriste ? se demandent gravement les premiers commentaires.
Si je comprends bien, il y aurait donc deux catégories. D’un côté, de vrais terroristes – entraînés, commandés, organisés. « Radicalisés « , selon l’autre appellation désormais convenue, autrement dit fanatisés. Ceux-là doivent être considérés comme certifiés, labellisés, authentifiés. Ils préparent minutieusement leurs attentats, tuent en sachant ce qu’ils font, pourquoi, comment, pour qui. De l’autre côté, il n’y aurait qu’un imprévisible essaim de détraqués, égarés plus ou moins dingues, exaltés d’un jour, papillons de nuit attirés par les flammes de la propagande djihadiste. Ceux-ci sont confus, mal préparés, mal formés. Contrefaçons presque pitoyables, victimes d’eux-mêmes comme de l’air du temps, les « déséquilibrés » ne seraient donc pas à confondre avec les authentiques terroristes.
Cette distinction se révèle à la fois illusoire et dangereuse. Elle résulte même, à sa manière, d’une forme de confusion mentale. Bien sûr, il serait faux de croire que tout est semblable entre combattants aguerris et abrutis délirants. Sa pertinence est indéniable, par exemple, en matière judiciaire, où elle peut permettre de distinguer entre responsabilité pénale ou « état de démence » au sens de l’article 64 du Code pénal. Elle garde aussi un signification pour les services de sécurité : les réseaux sont infiltrables, leurs projets peuvent être surveillés, éventuellement déjoués, alors que les bouffées délirantes, par nature, échappent à tout contrôle.
Malgré tout, les similitudes l’emportent sur les différences. Et de loin. D’abord, la cause principale est la même : Daech. Son idéologie, sa propagande, ses consignes de meurtre produisent aussi bien les réseaux ramifiés et entraînés que les passages à l’acte de paumés s’autoproclamant djihadistes. Ensuite, surtout, les cibles sont rigoureusement les mêmes : forces de l’ordre (militaires, policiers ou gendarmes), Juifs, sans oublier le tout-venant des « infidèles », les ressortissants d’un Etat en guerre contre Daech. Enfin, quand ces cibles deviennent des victimes, assassinées ou meurtries, leur mort ou leurs blessures ne se distinguent en rien selon que l’agresseur est certifié ou non.
Il est d’ailleurs notable que Daech ne fait pas le tri, ne récuse en aucune façon les « déséquilibrés ». Une organisation politique et militaire, même terroriste, peut délégitimer certaines opérations. Ici, c’est l’inverse : le prétendu déséquilibré devient un combattant comme les autres, un héros de plus, un martyr de plus, répondant à l’appel de tuer, partout, et par tous les moyens, ceux qui s’en prennent à Daech, au territoire de Daech, à l’islam selon Daech… Si l’on considère ainsi les seules conséquences notables – en termes de dommages réels comme de résonance publique -, la différence terroriste-déséquilibré est rigoureusement sans objet.
Alors à quoi sert-elle ? A construire de faux dilemmes pour esquiver de vrais problèmes. A formuler les informations de manière atténuée, donc trompeuse. Au lieu d’écrire « un lycéen marseillais fanatisé tente d’assassiner un homme juif dans la rue « , il devient possible de tourner une phrase d’équilibriste du genre « un homme avec une kippa a été légèrement blessé par un déséquilibré « . Ce qui n’évoque pas du tout la même chose, c’est le moins qu’on puisse dire. Le mauvais usage des déséquilibrés est alors de ne servir qu’à s’aveugler, pour ne pas voir ni entendre cette dure réalité : désormais, de n’importe où, pour n’importe qui, une menace peut surgir, n’importe quand. Conseiller de n’avoir pas peur semble donc curieusement déplacé. Prendre des cours d’autodéfense est plus équilibré.
Cette distinction n’a qu’un sens limité. A la réflexion, elle se révèle à la fois illusoire et dangereuse et résulte même d’une forme de confusion mentale. Sa vraie fonction : s’aveugler.