Figures libres. Tous fanatiques potentiels ?
Exercice principal de ce début d’année : l’analyse du terrorisme. Soudain, tout le monde propose des clés. De plus en plus de chercheurs et d’essayistes s’efforcent d’affronter les mêmes interrogations : comment les tueurs islamistes deviennent-ils possibles ? Par quoi sont-ils produits, motivés, justifiés à leurs propres yeux ? Dans le flot de ces publications, la réflexion du philosophe Nicolas Grimaldi, Les Nouveaux Somnambules, a pour originalité de chercher des réponses là où on ne les attend pas.
En effet, il ne tourne pas le regard vers les particularités de l’islamisme radical, de la société française ni de l’histoire mondiale récente. Au contraire, il place au cœur de son propos un processus universel : le caractère hallucinatoire de toute croyance. Le philosophe rappelle combien notre conscience parvient aisément à suspendre le réel pour le remplacer par les chimères qui lui paraissent plus désirables. Le « somnambule » – nous le sommes tous, en ce sens – va donc choisir d’assujettir le monde à ses rêves. Il s’agit de pures fictions, il le sait, mais il les considère comme plus vraies, plus dignes, plus belles que tout le reste – lequel bascule alors du côté de l’obstacle à écarter, du résidu à éliminer.
Dans ce dispositif général, que deviennent au juste les assassins de janvier et novembre 2015 ? Cette analyse les aborde, certes, mais dans un curieux porte-à-faux. Nicolas Grimaldi souligne, et à juste titre, combien notre conscience se dédouble aisément : chaque jour, le moindre jeu, le plus simple spectacle, la lecture de n’importe quel roman nous conduit à remplacer le réel par la fiction, à constituer la fable en réalité de substitution. Il montre, toujours avec pertinence, comment ce même processus est à l’œuvre dans les grandes croyances collectives – qu’elles soient politiques ou religieuses. Les conséquences sont connues : de l’Antiquité à nos jours, ces rêves ont édifié – au nom du Christ, du communisme, du nazisme de l’islam… – des montagnes de cadavres. Ici s’arrête l’acuité de l’analyse.
Subtiles broderies
En effet, si le somnambulisme se révèle la chose du monde la mieux partagée, voilà le fanatisme banalisé, sa barbarie diluée. Si l’hallucination volontaire explique tout, on ne comprend plus ce qui distingue le cinéphile pacifiste du terroriste djihadiste, ni pourquoi il existe des milliards de croyants tolérants, et par comparaison infiniment peu de tueurs. Il est vrai qu’en lisant un roman, en voyant un film, nous entrons tous, immédiatement, dans la fable et dans sa réalité seconde. Mais nous en sortons tout aussi vite ! Il faut donc expliquer pourquoi et comment certains demeurent prisonniers de leur hallucination volontaire au point de massacrer leurs semblables. La nature de notre conscience fait peut-être de nous tous, des fanatiques en puissance. Il reste toutefois à éclairer les mécanismes spécifiques qui fabriquent des fanatiques en acte.
Il reste aussi à chercher s’il existe des issues, ripostes et solutions. Les subtiles broderies de Nicolas Grimaldi, fort agréables à lire, ne disent pratiquement rien de ces points cruciaux. Il convoque avec brio Chateaubriand, Hugo, Van Gogh, Valéry et tant d’autres, mais cette chatoyante dissertation ne remplace pas la réflexion informée qui s’impose si l’on veut comprendre le fanatisme djihadiste en particulier, non le fanatisme en général.
Les Nouveaux Somnambules, de Nicolas Grimaldi, Grasset, 160 p., 15 €.