Figures libres. Un tourbillon nommé Buber
Il a beau être publié et commenté dans le monde entier, presque partout scruté, célébré ou discuté, Martin Buber demeure, en France, curieusement méconnu. Cet homme aux vies multiples – né en 1878, à Vienne, dans une Autriche encore impériale, mort à Jérusalem, en 1965, dans un Etat d’Israël déjà puissant – a traversé aussi bien des langues, des époques, des disciplines, des régimes politiques que des polémiques, des salons, des institutions – avec la même indéfectible vitalité, qui ne l’empêcha pas de n’être pas toujours aisément compris, ni peut-être facilement compréhensible. Est-ce la diversité de ses visages qui rebute les Français ? En tout cas, avec la monumentale biographie que lui consacre Dominique Bourel, conduite allegro con fuoco, plus personne n’a d’excuse valable pour rester ignorant.
Directeur de recherches au CNRS, ancien directeur du Centre de recherche français à Jérusalem, auteur notamment d’une imposante biographie du philosophe Moses Mendelssohn (Gallimard, 2004), ce grand spécialiste de l’histoire du judaïsme allemand a consacré une vingtaine d’années à courir après les traces innombrables laissées par Martin Buber. Il a exploré, entre autres, sa vertigineuse correspondance – 50 000 lettres, que personne n’a lues intégralement ! –, ses relations avec Freud comme avec Einstein, ses controverses avec Gandhi comme avec Heidegger, ses souvenirs et jugements collectés auprès des proches, des anciens étudiants, des derniers collègues et dans des masses d’articles et d’entretiens…
Au cœur du monde actuel
Cherchant l’homme sous l’icône, le vrai penseur sous sa légende, Dominique Bourel grave point par point le portrait contrasté, souvent surprenant, d’un juif contemporain qui s’est voulu universel. Pour évoquer ces huit cents grandes pages en quelques lignes – mission impossible… –, l’image qui s’impose est celle d’une série de Martin Buber emboîtés les uns dans les autres comme les figures d’une poupée russe : le jeune penseur sioniste de la « Renaissance juive », l’auteur qui fit redécouvrir au monde le hassidisme, le penseur du dialogue entre juifs et chrétiens, le philosophe de la rencontre et de l’altérité (avec son maître livre, Je et tu, 1923), le nouveau traducteur de la Bible en allemand, l’homme qui ne cessa, en Israël, d’insister sur les droits des Arabes… Tous ces Buber, et quelques autres, se succèdent ou s’entrecroisent au fil d’une existence incroyablement dense.
La force du livre de Dominique Bourel n’est pas simplement de retracer ces itinéraires multiples avec une myriade de détails inédits, au fil d’un récit habité d’un vrai souffle. Elle réside avant tout dans ce fait : en découvrant les facettes de cette figure-clé, on comprend qu’elle concentre en elle pratiquement tous les traits – grandeurs comme impasses – de l’histoire et de la pensée juives contemporaines. La vie et l’œuvre de Buber soulèvent ainsi nombre de questions qui sont toujours au cœur du monde actuel. Du point de vue philosophique, la plus vive est celle-ci : le message juif trouve-t-il sa plus grande portée en se déjudaïsant, en devenant un humanisme universaliste, ou bien, tout au contraire, en se rejudaïsant, en devenant un universel « singulier », « difficile » ? Buber, comme Mendelssohn, incarne avec éclat la première possibilité. Benny Lévy ou encore Jean-Claude Milner, en dépit de leurs différences, représentent l’autre option. Le débat n’est pas clos, cela va de soi.