Figures libres. La découverte d’ « Homo comparativus »
Relire Rousseau, car il voit juste presque à chaque coup. Il rêve ainsi, dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), du moment où les animaux humains ont cessé d’errer en solitaires. Diverses catastrophes les ayant rassemblés, ils bâtirent de premiers hameaux. Alors « on s’accoutuma à s’assembler devant les cabanes ou autour d’un grand arbre ». Chants et danses, attroupements d’hommes et de femmes – oisifs, festifs. « Chacun commença à regarder les autres et à vouloir être regardé soi-même, et l’estime publique eut un prix »…
Laissons au folklore les cabanes, le grand arbre et les danses. Ce que discerne l’œil aigu de Jean-Jacques, c’est l’émergence de l’homme comparatif, l’invention de l’engrenage infini des réputations bonnes ou mauvaises, des rumeurs et calomnies, des gloires et renommées.
Globalement, les sciences humaines se sont relativement peu intéressées à cette vie autonome des jugements transmis. Quelle est donc la texture de ces nuages d’opinions que chacun convoite, tente de contrôler, subit malgré lui ? Qu’est-ce qui se joue, pour un sujet, dans cette obsession de l’idée que se font les autres de ce qu’il est, de ce qu’il fait, de ce qu’il vaut ?
Questions avivées et renouvelées, aujourd’hui, par les réseaux sociaux, la démultiplication gigantesque des avis, commentaires, opinions et sentences en tous genres. Le bel essai que Gloria Origgi consacre à « la réputation » vient donc combler une lacune, en fournissant les éléments d’une approche raisonnée de ces processus au premier regard déraisonnables.
Chercheuse au CNRS, spécialiste de l’étude du Web, Gloria Origgi condense dans ce livre, sous une forme accessible et vivante, des années de réflexion et d’échanges interdisciplinaires. Elle montre en particulier comment deux ego coexistent en chacun de nous : celui de notre subjectivité, de nos sensations et pensées intimes, et celui de nos images sociales, qui n’est pas seulement composé de ce que les autres disent de nous. Car le propre de la réputation est de n’être pas entièrement objective : elle repose aussi sur l’idée que nous nous faisons de l’idée que les autres se font de nous. En fait, c’est un carrefour où s’entrecroisent processus psychologiques, cognitifs et sociaux, stratégies et manipulations, confiance irréfléchie et décryptages d’indices.
D’Othello à Gatsby
Gloria Origgi dessine par touches successives la vie et les mœurs d’Homo comparativus. On apprend ainsi tour à tour pourquoi tout le monde se convainc d’avoir pour médecin « le meilleur spécialiste », pour quelles raisons on fait confiance à des gens qu’on ne connaît pas, comment l’avocat américain Robert Parker est devenu maître mondial de la cotation des vins, sans oublier les rouages retors de la notoriété académique.
Au terme du parcours, où l’on croise aussi Othello, Gatsby et quantité d’autres experts moins connus, on regarde la réputation d’un autre œil. Elle n’a décidément rien d’une vieillerie Grand Siècle, du genre prestige de la France. Elle n’a rien non plus d’opaque ni d’insaisissable. Fonder une science de la réputation est évidemment exclu. Mais l’aborder avec cohérence est possible, la preuve : après Rousseau notant que « l’estime publique eut un prix », ce travail scrute à sa manière son marché, ses cotations, ses fluctuations, ses agences de notation.
La Réputation. Qui dit quoi de qui, de Gloria Origgi, PUF, 302 p., 19 €.