Si un enfant a faim en France…
En France, un enfant sur cinq vit désormais sous le seuil de pauvreté. Les données publiées cette semaine par l’Unicef sont saisissantes. Trois millions de tout jeunes à travers l’Hexagone subissent la précarité. Le chiffre est en forte augmentation. Mais on oublie que la précarité n’est pas une catégorie abstraite. Pour ces millions d’enfants, cela veut dire des vêtements pas assez chauds, pas souvent changés. Des repas pas assez abondants, pas souvent équilibrés. Des jeux limités, des loisirs inexistants. Mais aussi des soins médicaux insuffisants, des suivis scolaires lacunaires, des insécurités de toutes sortes. Car ces privations accumulées se renforcent les unes les autres : si un enfant a faim, en France, il sera aussi moins intégré, moins soigné, moins éduqué. Voilà ce que fait découvrir le rapport. Chaque enfant compte. Partout, tout le temps. Cette face sombre de notre société reste généralement masquée. Elle demeure invisible et muette. Mais aussi difficile à comprendre.
Car cette situation ne résulte pas d’une insuffisance des aides publiques. Elles sont particulièrement nombreuses et dans l’ensemble bien dotées. On ne peut pas non plus mettre en cause une négligence des différents services de l’Etat, ni des régions, ni des collectivités locales. En principe, tout est prévu pour que ces enfants ne soient pas à la dérive. Système éducatif, système de santé, assistance sociale font leur travail. A tel point qu’il est difficile de saisir où, exactement, grippent ces systèmes et comment se détériore la situation. Si tout est là – en termes de règles, de moyens, de personnels – où est l’erreur ? Dans les manques de coordination, les dysfonctionnements des liens entre un secteur et l’autre ? Ou bien dans nos regards, notre volonté, en fin de compte notre détermination ?
S’il manque, avant tout, une réelle attention prioritaire à ces enfants, il se pourrait bien, au-delà de la trentaine de recommandations pratiques de l’Unicef, que la vraie question soit philosophique. Il semble en effet que le problème ne soit ni budgétaire, ni administratif, ni simplement politique, mais aussi, en un sens, métaphysique. Si un enfant a faim, en France, ce n’est pas que manque la nourriture, ni les moyens de la lui faire parvenir. Ni que le gouvernement ne fait rien. C’est également parce que « l’autre » se trouve progressivement estompé, sinon effacé, que l’altérité est devenu le dernier de nos soucis, que nous ne savons presque plus écouter, ni voir, ni respecter aucun des « autres » qui vivent autour de nous.
Ces autres étaient, aux temps archaïques, enfants, femmes, vieillards, malades, handicapés, étrangers, vagabonds, nomades et tutti quanti. L’ancienne domination de l’adulte mâle, blanc, chrétien et hétérosexuel est en grande partie devenue obsolète. Mais elle est bien loin d’être devenue inactive. Les femmes en savent quelque chose. La difficulté que l’on constate à discerner ces enfants sans ressources, qui deviennent sans visage, en est une autre preuve. La surdité fréquente envers la parole des enfants en est un signe de plus.
Car un autre rapport de l’Unicef, publié en même temps, porte sur les droits des enfants, et la conscience qu’ont les Français – enfants ou adultes – de leur contenu et de leur application effective. « Par rapport au politique, on n’est pas très importants, parce qu’on n’a pas notre mot à dire « , note Augustin, un adolescent de quinze ans, dans « Nous, les enfants « .
En fait, le vrai défi, théorique et pratique, est de parvenir à prendre en compte la parole des enfants, leurs droits, leurs points de vue, tout en tenant compte de leur dépendance et des limites à leur imposer. Car notre époque est trop souvent passée, sans vraiment y réfléchir, de l’enfant sujet à l’enfant roi, du malheureux qui doit se taire à table au petit despote qui compose le menu de tout le monde. Respecter l’autre n’a pourtant rien à voir avec le fait de lui laisser tout décider à sa guise.
Finalement, ce sont deux critères simples que ces rapports de l’Unicef conduisent à garder en mémoire. D’abord, qu’une société se juge à la manière dont elle traite les plus démunis, les plus faibles, les plus vulnérables. Ensuite, qu’une société s’évalue en raison du statut qu’elle réserve aux autres, aux étrangers, quels qu’ils soient. Prenez un critère ou l’autre, la conclusion sera la même : la société française ne va pas bien.
Les deux rapports sont disponibles en ligne sur le site de l’Unicef, http://www.unicef.fr