Figures libres. Georges Canguilhem, libre et cohérent
Il faudra bien finir par reconnaître que Georges Canguilhem (1904-1995) est un des grands philosophes du XXe siècle. Sans doute une poignée de lecteurs en est-elle persuadée de longue date. Mais, pour tous les autres, le chemin reste à faire. La publication de ses œuvres complètes, en six volumes, va permettre de prendre la mesure de l’ampleur de son œuvre comme de sa diversité. Car cet élève d’Alain – condisciple de Sartre et de Nizan à l’Ecole normale, passé du pacifisme à la Résistance avec son ami Jean Cavaillès – n’est pas seulement l’auteur de travaux de référence en « philosophie des sciences », en particulier médecine et biologie, avec notamment Le Normal et le Pathologique (1943 et 1966), La Connaissance de la vie (1952 et 1965). Pilier de l’université française – professeur de khâgne, puis inspecteur général, successeur enfin de Bachelard à la Sorbonne –, Canguilhem fut aussi un intellectuel engagé, auteur de tribunes, d’éditoriaux, de très nombreux articles.
Ce volume de 1 300 pages en donne plus qu’un aperçu. C’est un festival. Les textes, qui forment le tome IV des Œuvres complètes – le second à paraître – s’échelonnent sur un quart de siècle, de 1940 à 1965. Le philosophe – 36 ans au début, 61 à la fin – s’y révèle toujours incisif, tranchant, lucide. Et pourtant, quelle diversité ! Il soutient, fin 1944, la nécessité de l’épuration de la France, ou bien, en 1960, celle d’une paix négociée en Algérie. Il rédige, en 1953, un rapport de l’Unesco sur l’enseignement de la philosophie dans le monde, en insistant notamment sur la nécessité d’ouvrir les programmes et les manuels aux différentes cultures. Il brosse le tableau de l’évolution des études hégéliennes en France ou celui des interprétations d’Auguste Comte. Il s’intéresse ici aux vins des régions, là aux intuitions de Bergson ou à ce qui définit la psychologie…
Tout penser vraiment
Chaque fois, une même netteté aiguë préside aux analyses. Et la frappe des formules, souvent remarquable, rappelle que l’écriture, elle aussi, participe à la pensée. Toutefois, on aurait complètement tort d’imaginer Canguilhem en touche-à-tout intelligent et stylé. En découvrant la diversité des sujets qu’il aborde – bien plus grande que sa réputation, plutôt austère, ne le laissait penser –, on discerne également la cohérence d’un regard philosophique qui combine rigueur et ouverture. Quel que soit le sujet, le travail du philosophe ne change pas : préciser les conflits, délimiter les enjeux du débat, dégager les contours des concepts – voilà ce qui lui incombe. Il ne s’agit pas de penser une seule chose, mais de tout penser vraiment, même si ces vérités paraissent désagréables. En fait, comme le souligne Canguilhem, « ce n’est pas la vérité en soi qui est désagréable, c’est la perte de l’illusion correspondante ».
On comprend, en suivant cet homme sans concession dans le détail de ses parcours, que la philosophie n’a pas à délivrer des messages mais à dissiper des brumes. Elle ne transmet pas des connaissances mais apprend à les critiquer. Elle n’est pas un département des affaires culturelles, mais une attitude de l’esprit. C’est pourquoi elle est utile à l’éducation des citoyens : elle peut leur éviter d’être manipulés par les propagandes, endoctrinés par les sectarismes. Bref, la philosophie ne forme pas des spécialistes ni des experts de quoi que ce soit, mais des hommes libres. Ce n’est pas du tout la même chose.
Résistance, philosophie biologique et histoire des sciences. 1940-1965. Œuvres complètes, tome IV, de Georges Canguilhem, édité par Camille Limoges, Vrin, « Bibliothèque des textes philosophiques », 1 288 p., 39 €.