Figures libres. Un hérisson de grande taille, nommé Dworkin
Pour éviter un fâcheux malentendu, il convient de préciser que Justice pour les hérissons n’est pas un livre en faveur de la protection de cette espèce touchante, iniquement décimée par les automobiles. L’animal en question est symbolique. Il a commencé sa carrière dans un vers du poète grec Archiloque : « Le renard sait beaucoup de choses, mais le hérisson en connaît une grande. » Relayée par Plutarque, Erasme et cent autres, la formule du vieil élégiaque a traversé les siècles, finissant par opposer deux types d’esprit : les malins fureteurs, avec plus d’un tour intellectuel dans leur sac à notions, et les tenants d’une intuition unique, d’une seule grande idée leur servant à ouvrir toutes les portes. En 1953, un essai devenu célèbre d’Isaiah Berlin, The Hedgehog and the Fox, utilisait cette vieille opposition pour classer les penseurs en deux groupes : ceux qui refusent de réduire le monde à une seule idée centrale, ceux qui s’y emploient.
Dans ce combat sans fin entre le renard pluraliste et le hérisson unitaire, illustré naguère par Stephen Jay Gould (Le Renard et le Hérisson, Seuil, 2005), le philosophe Ronald Dworkin (1931-2013) se range, avec détermination, du côté de l’animal monoidéiste. Son argumentation tourne en effet autour de l’unité de toutes les valeurs, qu’elles soient éthiques ou morales, qu’elles se mettent en œuvre dans nos actions personnelles ou dans les décisions politiques. Aux nombreux renards contemporains qui prennent un malin plaisir à opposer la liberté à l’égalité, ou la justice à la loi, Dworkin répond sans se laisser intimider qu’il n’y a qu’une seule vérité, indivisible et sans conflit, capable d’intégrer toutes les dimensions du bien. Dialecticien de haute volée, il défend sa conception de l’égalité et de la vérité des valeurs point par point, pied à pied, avec un luxe d’arguments qui d’abord époustoufle et finalement submerge.
L’unité des valeurs
Au cœur de la conviction politique de celui qui fut un grand professeur de l’université de New York, spécialiste de philosophie du droit, ce principe de justice : « Un gouvernement doit traiter ceux qui sont soumis à sa domination avec une sollicitude et un respect égaux. » Ce point de départ et d’arrivée de ses analyses est éclairé de mille façons, dans ses tenants et aboutissants, au fil de centaines de pages d’argumentations, qui tournent toutes autour de l’unité des valeurs et de leur absence de contradiction interne. Car cet épais volume est animé, on l’aura compris, d’une obstination de grand hérisson.
Ce livre difficile, parfois lassant à force de vouloir répondre à toutes les objections et d’examiner toutes les critiques, est aussi traversé, çà et là, d’un souffle quasi poétique. Une même vérité y anime en effet la part du cœur et celle de la raison, la vie morale intime et la justice collective. « Une telle justice ne menace pas notre liberté, elle l’accroît. Elle ne troque pas la liberté contre l’égalité ou vice versa », conclut Ronald Dworkin, avant de devenir lyrique, dans les toutes dernières lignes : « Sans dignité, nos vies ne sont que des éclairs. Mais si nous réussissons à mener une bonne vie, nous créons quelque chose de plus. Nous ajoutons quelque chose à notre mortalité. Nous faisons de notre vie un minuscule diamant dans les sables cosmiques. » Elégiaque, décidément, le hérisson !
Justice pour les hérissons. La vérité des valeurs (Justice for Hedgehogs), de Ronald Dworkin, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par John E. Jackson, Labor et Fides, « Le champ éthique », 560 p., 39 €.