Le naufrage programmé des collèges
L’enfer des collèges est pavé de bonnes intentions. La nouvelle réforme des horaires et des programmes, qui vient d’être approuvée par les instances officielles, le confirme une fois de plus. Objectifs louables : maîtriser les langues, comprendre les raisonnements, s’ouvrir au monde, savoir vivre avec les autres… qui donc serait contre ? Pourtant, les motifs d’inquiétude persistent. Derrière les belles paroles, beaucoup craignent l’éparpillement des horaires, le morcellement d’expériences à la carte, sans oublier, malgré les discours ministériels rassurants, la mort prochaine des enseignements du grec et du latin. Surtout, les principes idéologico-pédagogique de cet énième remaniement demeurent les mêmes. Ces conceptions ont contribué, ces dernières décennies, à la faillite dramatique du système. Parce qu’elles sont fausses.
La principale erreur est de supposer les collégiens autonomes, de proclamer qu’il suffirait de les aider à « se chercher, se construire » par eux-mêmes. Surtout ne rien leur inculquer, ni leur imposer, ni vraiment leur apprendre – écarter par principe tout ce qu’un apprentissage implique de contraintes, d’efforts, d’inévitable ennui. Les enfants étant naturellement tous détenteurs de savoirs, tous motivés et actifs, la seule vraie question serait de leur permettre de développer, par eux-mêmes, ce qui les intéresse. Il s’agit de ne plus s’attacher « à ce qu’il importe aux hommes de savoir », mais avant tout de « considérer ce que les enfants sont en état d’apprendre », comme dit le père de cette illusion, Rousseau, dans « Emile ou De l’éducation « . Encore le philosophe parlait-il d’apprendre. Aujourd’hui, ses lointains successeurs préconisent de tout fonder sur ce que les élèves apportent, sur ce qu’ils sont, ce qu’ils pensent, ce qu’ils croient, ce qu’ils aiment…
Cette transformation de l’école en garderie constitue sa négation, purement et simplement. Car il n’y a ni école, ni apprentissage, ni éducation sans cette vieille chose nommée « autorité ». Transmettre un savoir, surtout s’il est élémentaire, implique d’inculquer des règles, donc d’imposer des contraintes et de reconnaître des hiérarchies de valeurs. C’est là une nécessité – pas une option. Ce constat était naguère une banale évidence. Il passe désormais pour une provocation. Pareil propos signerait une crispation archaïque, une hystérie réactionnaire -, alors qu’il définit simplement l’enseignement.
A condition, évidemment, de se souvenir qu’il existe des règles fondatrices – que ce soit de la langue, de l’efficacité de la raison, de la fiabilité des connaissances. Or la contestation de cette vérité de base est venue d’en haut. Roland Barthes déclarait en 1977, au cours de sa Leçon inaugurale au Collège de France : « La langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste; elle est tout simplement : fasciste; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire. « Fascistes, à ce compte-là, les instituteurs de la IIIe République, les « hussards noirs » qui se décarcassaient pour que les enfants des campagnes et des faubourgs sachent tous lire et écrire sans faute. Fascistes, plus encore, les révolutionnaires de 89 qui imposèrent violemment une seule et même langue à tous les citoyens de la République… Aujourd’hui, la grammaire est en garde à vue, et il s’en faut de peu que toute connaissance dure, cohérente, transmissible ne soit « tout simplement : fasciste « .
Il n’y a pourtant pas de quoi rire. Car ce qui est organisé n’est pas l’inefficacité du système, mais bien la désorientation de tous les collégiens. Les plus défavorisés sont les premières victimes du naufrage, comme on le constate depuis des années. Il en sera encore ainsi, et de plus en plus, tant que seront privilégiés l’ensauvagement des esprits, l’atomisation des activités, la parcellisation des connaissances. Mieux vaudrait sauver cette nouvelle génération perdue, éviter aussi le saccage des générations futures. Mieux vaudrait que soit rétabli un enseignement des contenus fondamentaux, identique pour tous, sur tout le territoire. Bien des voix se sont déjà époumonées, en vain, à force de le crier sur tous les tons. La destruction semble gagner la partie. Du moins pour l’instant.