Civilisation du léger : avantages, inconvénients
Longtemps dura le temps du lourd. On préférait le chêne massif, les arguments massue. Etaient privilégiés les investissements à long terme, l’industrie lourde, les plats roboratifs. Le poids était toujours gage de qualité, sinon de noblesse. Pour un tissu, une idée, une opinion, la pesanteur était vraiment de bon augure. La légèreté, en ce temps-là, se tenait au côté du vice, du frivole, de l’inconsistant – lourdement vilipendés et dévalorisés. Voilà qui est révolu, de manière définitive. Tout l’inverse triomphe désormais : le léger se retrouve partout, désirable et valeureux. Pas simplement comme effet de surface ni phénomène de mode. Comme « fait social total ». Parler d’une « civilisation du léger » est aujourd’hui devenu légitime.
C’est en tout cas ce que soutient, avec son brio habituel, Gilles Lipovetsky. Sur un tempo vif, le philosophe sociologue conduit son lecteur à tous les étages du grand supermarché contemporain de l’allégement général. En sa compagnie, on ne visite pas seulement les rayons de consommation courante, où chacun constate aisément que l’on mange de plus en plus « light », tout en communiquant par des objets de plus en plus fins, épurés, dans une langue de plus en plus concise. On comprend surtout, en profondeur, combien l’impératif, le mot d’ordre, l’idéal du monde suprême qui vient est que tout s’allège : objets techniques, rôles sexuels, création artistique, formes architecturales, sentiments, convictions… L’intéressant, c’est donc l’ampleur du diagnostic – et la profondeur du phénomène.
Une trentaine d’années après L’Ere du vide (Gallimard, 1983), Gilles Lipovetsky porte sur notre époque un regard à la fois semblable et différent. Avec un plaisir qui ne se dément pas de livre en livre, on retrouve ici l’acuité de son regard. Voilà l’un des rares contemporains capables d’embrasser, d’un coup d’œil, les statistiques du chômage comme les mutations des garde-robes, l’explosion des cosmétiques pour hommes comme les façades de certains immeubles de Düsseldorf. De la sveltesse des corps à la fluidité du design, en passant par l’abrasion douce des genres et le gommage général de l’attention, la légèreté se révèle, sous sa plume, la clé de notre temps. Pour le meilleur comme pour le pire – les deux, d’ailleurs, finissant par se ressembler, si l’on en croit Lipovetsky.
Allégement général
Ainsi, dans le domaine politique, les idéaux « lourds » – justice, émancipation, révolution… – laissent la place aux émotions légères de la pipolisation. Malgré tout, soutient le sociologue, les démocraties ne sont pas menacées par cette citoyenneté « light », qui préfère les engagements sporadiques et minimes aux militantismes anciens. Dans le domaine intellectuel, chacun désormais exige de comprendre tout de suite – sans investissement ni « prise de tête » – ce que sont exactement les derniers développements des sciences, les systèmes métaphysiques, les sagesses du monde… et tutti quanti. Malgré tout, poursuit le philosophe, cet allégement général ne signe pas pour autant la mort du désir de savoir… Sans verser dans le catastrophisme dominant, Gilles Lipovetsky aurait tout à gagner à quitter ce prudent équilibre – pour se demander, par exemple, si la civilisation du léger n’est pas, tout bonnement, de plus en plus légèrement civilisée. Zut… voilà une question lourde !
De la légèreté, de Gilles Lipovetsky, Grasset, 368 p., 19 €.