Trois questions à Roger-Pol Droit
Philosophe, chercheur au CNRS, il a publié en 1989 aux P.U.F. un ouvrage, L’oubli de l’Inde qui vient d’être réédité en poche au Seuil dans la collection Points-Essais. Il y constate l’incroyable absence dans nos manuels éducatifs de toute représentation des philosophies, indienne en particulier mais aussi chinoise, japonaise, arabe ou juive, comme si seule la pensée occidentale issue des grecs avait le droit d’exister.
N.C. : Depuis la première parution de ce livre il y a 15 ans, cette situation anormale a-t-elle évolué ?
R.-P. D. : Guère. En tout cas dans l’ensemble, car deux choses ont changé. Il est devenu plus difficile d’écrire dogmatiquement : « il n’y a pas de philosophie indienne ». D’autre part ,le nombre de publications dans ce domaine a sensiblement augmenté : il y a davantage de textes philosophiques sanscrits et autres accessibles aujourd’hui. Mais dans les manuels et les programmes de l’enseignement scolaire et universitaire, les philosophies de l’Inde sont toujours absentes. Et l’ensemble fait système : ce qui n’est pas enseigné dans les cours de philosophie n’existe ni pour les professeurs ni pour les libraires, etc. Il y a donc une circularité des causes qui doit être brisée petit à petit.
En fait on demeure sur l’idée empruntée à la philosophie allemande, à partir de Hegel jusqu’à Heidegger, qui prétend qu’il n’y a de philosophie que grecque et européenne. Parler de philosophie indienne revient à parler d’« acier en bois », une contradiction dans les termes. Beaucoup de ceux qui pensent cela le justifient par l’idée qu’il n’y aurait de la philosophie, c’est-à-dire de la rationalité logique et purement démonstrative sur des questions conceptuelles, qu’à partir de la Grèce. Ailleurs, on trouverait beaucoup de choses respectables : de la spiritualité, de la mystique, des poètes… mais pas de philosophie ! C’est purement et simplement un effet d’ignorance. Il suffit d’ouvrir des traités de logique sanscrits comme ceux du Nyâya, ou des commentaires du Sâmkhya ou du Vedânta pour découvrir des textes parfaitement argumentés, où il est question de l’être et du non-être, du temps, de l’agent, de toutes sortes de problèmes purement philosophiques.
N.C. : Mais cela témoigne d’un véritable mépris qui me fait penser à Jean Herbert, le fondateur de la collection Spiritualités Vivantes à qui un membre de l’Institut avait dit dans les années cinquante : « mais cher ami, pourquoi vous intéressez-vous à ces penseurs indigènes ! » Sont-ce donc là des restes de notre colonialisme ?
R.-P.D. : L’historien Arnaldo Momigliano dans Sagesses barbares (éd. Gallimard) fait remarquer que les connaissances philosophiques d’un homme cultivé d’aujourd’hui sont en gros les mêmes que celles d’un romain ! Il y a donc un immobilisme culturel qui fait qu’une grande partie du champ de la pensée mondiale n’existe pas dans le cursus culturel et éducatif « normal ». La carte des savoirs humanistes contemporains recoupe encore ce que savait (ou ne savait pas) un romain de l’Empire !
N.C. : Ce qui est tout de même étonnant dans cette époque de mondialisation, ne trouvez-vous pas ?
R.-P.D. : Il y a évidemment une extraordinaire accélération des machines à communiquer en tous genres, mais elle se double d’une extraordinaire lenteur concernant les vrais échanges culturels. Il existe dans l’Inde philosophique et dans le bouddhisme (comme je le montre dans un autre livre, réédité chez Points-Essais : Le culte du néant), des trésors de pensée qui pourraient nous faire bouger et qui restent ignorés. Ils ont été découverts au 19e siècle par tout un courant de pensée européen, puis évacués. Sous Louis-Philippe, vers 1840, il y avait entre quarante et soixante pages sur ce que l’on connaissait de la philosophie indienne dans des manuels officiels, aujourd’hui, au mieux il n’y a rien et, au pire, il y a l’affirmation que cela n’existe pas ! Il y a là un véritable phénomène de régression culturelle. Le modifier ne serait pas sans conséquences.