Le bonheur
Le bonheur selon Roger-Pol Droit
Françoise Objois : Votre définition du bonheur ?
Roger-Pol Droit : L’absence de questions ! Dans un état heureux, il ne subsiste plus aucune forme d’interrogation aiguë, incisive ou vaguement inquiétante. Le bonheur éteint les interrogations. Cela ne signifie pas que ce soit en cessant de se poser des questions qu’on devienne heureux.
F. Objois : Voltaire a dit « Le paradis terrestre est où je suis ». Pensez-vous qu’il y ait des lieux qui prédisposent au bonheur ?
Roger-Pol Droit : Voltaire, avec cette phrase, ne marque pas simplement qu’il se trouve dans un lieu favorable, privilégié ou différent d’un autre. Il veut dire qu’il n’y a pas à aller chercher un bonheur lointain, inaccessible, ailleurs que là où l’on se trouve précisément. L’homme heureux est justement celui qui peut dire cette phrase. Bien sûr, il existe des lieux de malheur, de souffrance, de misère, d’autres sont neutres ou peuvent éventuellement prédisposer à la joie. Je ne crois pas qu’il y ait des lieux où l’on serait inévitablement heureux. Dans l’Antiquité, Sénèque disait à ses amis qui voulaient soigner leur tristesse, leur deuil, leur dépression – même si les Romains ne connaissaient pas ce mot – par des voyages : « de toute façon, tu vas t’emmener avec toi ». Il y a un effet positif du dépaysement, mais c’est une illusion de croire qu’un changement de lieu peut modifier radicalement un état d’âme. Le bonheur est évidemment bien plus interne, c’est plus une forme d’attitude, de disposition, d’ouverture aux lieux qui peuvent être agréables qu’un état engendré par des conditions externes.
FO : Les lieux inspirés, ça existe ?
Roger-Pol Droit : Oui, bien sûr. Je crois fortement à ce qui peut nous arriver dans un certain nombre de lieux où, au cours de l’histoire, se sont inscrites une multitude d’expériences. Je penserais à Bénarès, à Venise, à Rome, à Athènes, à Pékin, à Jérusalem … Dans chacun de ces lieux absolument différents, quelque chose est comme incrusté par l’entassement de l’histoire, par la quantité d’expériences humaines qui s’y sont déroulées. Il arrive que la force de ce qui s’est accumulé dans ces lieux nous envahisse complètement. Ça ne marche pas tout le temps. A certains moments, non programmables, on se trouve happé, submergé par la force d’un lieu. Cette force est liée à l’accumulation des expériences antérieures.
FO : Peut-on conjuguer le mot bonheur avec celui de liberté ?
Roger-Pol Droit : Si « liberté » signifie « capacité d’agir », comme on parle de liberté d’expression, de liberté de culte, de liberté de circulation … je vois mal comment on pourrait commencer à être heureux si on est privé de la possibilité d’exercer ces libertés fondamentales. Certes, un sage stoïcien est supposé demeuré serein et heureux même en prison, ou ou même sous la torture. Mais je ne suis pas un sage stoïcien, et j’ai toujours eu du mal à comprendre, humainement, comment est envisageable ce bonheur intérieur qui serait tout à fait indépendant de toutes les conditions de température, de pression et d’incarcération.
Fo : Que peuvent nous apprendre les Grecs sur le bonheur ?
Roger-Pol Droit : Enormément de choses… D’abord parce qu’ils ont inventé, développé, discuté des conceptions du bonheur, et du rapport entre réflexion, bonheur et hasard, qui sont tout à fait réactualisables. Parmi tout ce que l’on peut apprendre des Grecs en ce qui concerne le bonheur, il y a d’abord ce qu’Aristote nous enseigne du bonheur, c’est-à-dire sa composition multiple. La principale idée d’Aristote est en effet que la vertu, la vie conforme au bien, l’honnêteté, l’amitié sincère, la manière de vivre selon la justice… contribuent au bonheur, mais ne suffisent pas, contrairement à Socrate qui pensait, comme Platon nous le montre, que la vertu suffit à rendre heureux. Une des choses intéressantes, chez Aristote, c’est qu’il faut aussi une bonne santé, un minimum d’argent, un régime politique qui permet de se développer, et au besoin quelques hasards favorables. Je pense qu’Aristote a raison quand il dit qu’on ne sait si un homme peut être appelé heureux qu’à la fin de sa vie. Les stoïciens, au contraire, s’opposent à cette conception d’Aristote et développent une pensée du « tout ou rien ». Si vous êtes sage, vous êtes heureux, mais on est sage entièrement ou pas du tout. Pas de demi-mesure. Enfin, il y a l’école d’Epicure qui met en avant la pensée du bonheur comme plaisir corporel, comme sérénité de l’âme, débarrassée de la crainte des dieux et de la mort par la réflexion et la philosophie et dépouillée des désirs inutiles, les désirs étant ramenés à la taille des besoins du corps. On est donc heureux, pour Epicure, lorsque on a éliminé toutes les causes de troubles. Parmi tous les débats que les Grecs nous offrent, il y a le refus d’une vie qui serait simplement limitée au corps, mais aussi, à l’intérieur des pensées du plaisir, le refus d’un plaisir qui serait seulement « en repos ». Les cyrénaïques, des épicuriens extrémistes en quelque sorte, parlent du plaisir « en mouvement », de la multiplication des désirs et des jouissances. Pratiquement tous les cas de figures sont évoqués, élaborés, discutés, et débattus chez les Grecs.
FO : Est- ce que le bonheur se partage ?
Roger-Pol Droit : De mon point de vue, oui. C’est le partage lui-même qui est une partie intégrante du bonheur. Non pas dans une idée de charité ; on ne partage pas spontanément avec tout le monde, avec n’importe qui, sans savoir avec qui … mais le partage des joies de l’existence avec les gens qu’on aime fait évidemment partie intégrante du bonheur. Si nous n’avions pas cette dimension-là, nous serions à l’intérieur d’une sorte de bulle. Au contraire, je crois que nous ne sommes jamais totalement seuls dans notre expérience du monde.
Bien sûr, on peut décider de se couper de tout, d’aller vivre sur une île déserte, de rester sans relation avec les autres, mais cet isolement est pour une part illusoire. À partir du moment où vous avez été socialisé, où vous êtes un être parlant, où vous pensez avec des mots et dans une langue humaine, vous êtes dans un rapport de partage avec l’humanité.
FO Le bonheur de Bouddha et celui de Mahomet ne se ressemblent pas. Que nous disent-ils à ce sujet ?
Roger-Pol Droit : Je ne peux pas parler de l’Islam faute de le connaître suffisamment. En revanche, j’ai passé pas mal d’années de ma vie à étudier le bouddhisme en tant que chercheur. Je ne suis pas sûr que le bonheur soit véritablement un but du bouddhisme, ou alors dans un autre sens que le nôtre. Pour le Bouddha, il s’agit de mettre un terme à la souffrance et à l’angoisse, dont la racine lui paraît se trouver dans l’ensemble de nos désirs et de nos illusions. Parmi ces illusions, il y a celle de nous croire un moi particulier, individuel. Il s’agit donc de parvenir à la fin de notre attachement à nous-même et au monde, de trouver une forme de vie qui ne prendrait plus le biais du désir. On est aux antipodes d’Epicure. Pour les bouddhistes, ce qui fait que la vie est souffrance et angoisse, c’est son caractère éphémère : même ce qui est heureux va se terminer. A mes yeux, il faut avoir un profond désir d’infini et d’éternité pour considérer que tout ce qui temporaire est malheureux ! Ce que les bouddhistes refusent, finalement, c’est l’idée d’une forme de « perfection temporaire » qui se trouve dans le plaisir épicurien.
Pour un bouddhiste, le paradis ne peut donc pas être ici et maintenant ?
Il faut d’abord vider cet ici et maintenant de son contenu. L’idéal du bouddhisme, c’est l’extinction, ce n’est pas du tout la vie éternelle. Dans les mythes, le Bouddha dit en naissant : ceci est ma dernière naissance. Il faut bien comprendre que tout est inversé, en Inde, par rapport à l’imaginaire et aux mythologies chrétiennes, où notre vie est courte avec une perspective de salut ou de damnation éternelle. Du point de vue indien, on est dans des cycles de réincarnation sur des milliers de vies. L’objectif ultime est de faire cesser ce recommencement, de sortir du cycle, de ne pas renaître, de cesser enfin de vivre pour être enfin tranquille. Cette vie et ses recommencements sont pensés comme une série de tourments infinie. En sortir, c’est le salut, la délivrance, la sagesse. Pour les hindouistes, il s’agit de rejoindre l’absolu. Pour les bouddhistes, il s’agit de s’éteindre définitivement. Dans un premier temps, ça paraît très curieux par rapport à notre attachement à l’existence, à notre appétit de jouissance, à notre recherche plus ou moins effrénée du bonheur, mais c’est une autre figure culturelle.
FO : Matisse a dit qu’il fallait regarder toute sa vie le monde avec des yeux d’enfants. Est-ce que ça ne serait pas le secret du bonheur ?
Roger-Pol Droit : C’est ce que font, d’une certaine façon, les philosophes, les artistes, et peut-être chacun d’entre nous à un moment ou à un autre. Les philosophes pourraient être définis comme des gens qui n’ont pas laissé tomber leurs questions d’enfant.
FO Certains courants aujourd’hui nous disent que pour être heureux, il faudrait pouvoir oublier le passé. Qu’en pensez-vous ?
Roger-Pol Droit : Je pense que c’est radicalement faux. Il me semble que l’on ne peut être véritablement heureux, et de façon durable, que si on connaît un certain nombre de choses de soi-même et des autres, que si on accepte et corrige ses travers, que si l’on connaît certaines limites de la réalité. Si on fait l’impasse sur notre passé, on est dans une forme de mirage. Au bout d’un certain temps, ce passé nous rattrapera. Que ce soit pour un individu, une collectivité, ou un peuple, tout ce que nous faisons, pensons, décidons est tissé avec notre passé. S’il n’y avait pas un poids de l’histoire, une présence du passé dans une population, elle ne serait pas humaine … C’est beaucoup plus simple, sans doute, de croire pouvoir faire sans tenir compte du passé, mais c’est totalement irréaliste.
FO : Est-ce que le bonheur peut s’apprendre ?
Roger-Pol Droit : On peut apprendre à être moins malheureux. On peut apprendre à être attentif en soi-même, à ce qui peut vous rendre plus heureux, et à ce qui au contraire vient défaire ces moments de bonheur. Ça se construit, éventuellement, mais ça ne s’apprend pas selon des recettes comme on peut apprendre à faire l’Osso Bucco.
FO : Est-ce que la spiritualité ne serait pas une illusion ?
Roger-Pol Droit : La spiritualité est une réalité humaine. Que l’humanité ait des illusions permanentes est une possibilité. Je suis, dans ce domaine, assez proche des positions de Freud lorsqu’il dit que tout ce que les êtres humains se sont fabriqués comme croyances religieuses a pour caractéristique de répondre à leurs désirs et leurs aspirations. Ils se sentent inquiets ou abandonnés, une Providence les surveille. Ils sont cruellement blessés de perdre ceux qui leur sont chers, on leur dit que ces êtres chers survivent et qu’ils les retrouveront. Ils sont angoissés face à l’absurdité du monde et à leur propre disparition inéluctable, on leur dit que cette situation répond à de grands plans divins. Freud souligne combien ces formes de consolations psychiques se renforcent encore du fait d’être partagées. Une religion qui n’a qu’un seul adepte s’appelle un délire. Quand ils sont plusieurs centaines de millions, c’est un grand dogme. Malgré tout, une part d’illusion demeure toujours. Si l’on accepte l’idée que le monde n’a pas de sens, que nous sommes là sans savoir pourquoi, de manière éphémère, et que nous sommes perdus dans l’univers sous un ciel tout à fait vide, on peut être heureux malgré tout, mais c’est une posture difficile. Il est beaucoup plus confortable d’adhérer à une conception et de l’univers et de la vie humaine qui donne un sens à tout cela.
Propos recueillis par Françoise Objois
Roger-Pol Droit est écrivain, philosophe, chroniqueur au Monde et chercheur au CNRS.
Il a publié une douzaine d’ouvrages parmi lesquels 101 expériences de philosophie quotidienne, Dernières nouvelles des choses, Michel Foucault, entretiens, aux éditions Odile Jacob et L’oubli de l’inde, une amnésie philosophique, Le Culte du Néant, Les philosophes et le Bouddha aux éditions du Seuil.