Roger-Pol Droit voyage en barbarie
N°1836 Le Point
Philosophe, chercheur, chroniqueur au « Monde » et au « Point », Roger-Pol Droit a consacré dix ans à l’étude de la représentation des barbares en Occident. Il publie aujourd’hui une remarquable « Généalogie des barbares » (Odile Jacob) où l’on croise Homère et saint Paul, Attila, Montaigne, Maurras… et pas mal d’autres. Voici quelques-unes des aventures de ce vocable aux mille sens.
Propos recueillis par Louise Chevalier
Le Point : D’où vient votre intérêt pour les barbares ?
Roger-Pol Droit : Du fait que cette représentation des autres est partout, mais qu’on sait rarement d’où elle vient et tout ce qu’elle a signifié. Il en résulte une grande confusion : on traite pêle-mêle de barbares les nazis, l’Occident dans sa domination, le vandalisme des banlieues… A l’évidence, ces sens ne coïncident pas bien les uns avec les autres ! Pour ma part, j’essaie d’élaborer une analyse philosophique des représentations, que j’avais d’ailleurs entamée avec l’étude du bouddhisme vu par les penseurs européens dans « Le culte du néant ». En suivant la formation de la représentation des barbares, son évolution historique, ses contradictions, j’ai voulu mettre en lumière la manière dont l’Occident a opéré le partage entre lui-même et les autres. Et j’ai vu apparaître, au fil des ans, des parcours bien plus mouvementés que je ne m’y attendais. Ce livre tente d’en faire la synthèse.
Quand ce mot apparaît-il pour la première fois ?
« Barbare » est d’abord une onomatopée, «Brrr… brrr », qui imite une voix gutturale, rocailleuse, déformant la langue. Homère, au chant II de « L’Iliade », utilise pour la première fois l’adjectif composé « barbarophone » pour caractériser les Cariens, alliés des Troyens contre les armées grecques. Il reste à comprendre comment on est passé de ces gens à l’accent rude à l’idée de « barbares ». Pour les Grecs, la parole et la raison sont étroitement liées (un même mot les désigne, logos ), donc celui qui parle de manière inhabituelle va être soupçonné de mal penser, d’échapper au contrôle de la raison, et ainsi d’être impétueux, colérique, violent… Mais le partage le plus décisif est politique : sa relation faussée au logos interdit au barbare d’instaurer un ordre politique fondé en raison. On se représente alors le barbare comme proche de l’esclave, sujet d’un pharaon ou d’un empereur, par opposition au Grec, citoyen libre, vivant sous le seul règne de lois élaborées en commun. La souveraineté des Grecs, sur les peuples barbares s’en trouve évidemment légitimée.
Dans la pensée grecque, les barbares sont-ils toujours inférieurs ?
En aucun cas. A côté du sens péjoratif (rudes, frustes, grossiers), il existe un sens neutre, à savoir : tous ceux qui ne sont pas grecs… Ces barbares-étrangers peuvent être des hommes de haute science, de grande culture, au passé immense, comme les Egyptiens chez Platon. Il y a donc, dès le début, des tensions multiples à l’intérieur de cette représentation. Seul dénominateur commun : ce terme opère un partage, il instaure une délimitation entre un centre de référence et le monde qui lui est extérieur. Toutefois, il est important de dire que, dans l’horizon de pensée grec, on ne trouve jamais l’idée de barbarie telle que nous l’entendons, c’est-à-dire l’inhumanité dans l’homme, l’insensibilité face à la douleur de l’autre, ou encore les forces de destruction internes à la civilisation.
Alors, où et quand naît la notion de barbarie ?
A Rome, à la fin de la République, au début de l’Empire. Cicéron et d’autres penseurs romains élaborent l’idée de l’ humanitas , de la solidarité naturelle des humains les uns envers les autres. Cette solidarité, il faut la garantir et la renforcer en créant un ordre moral et politique approprié, ce que d’ailleurs Rome prétend accomplir. A cette humanitas s’oppose la feritas (de ferus , sauvage), une bestialité destructrice capable de surgir de l’intérieur de toute société aussi bien que de tout individu. Cette feritas est le premier jalon important dans la naissance de la notion de barbarie.
A son tour, le christianisme a eu, lui aussi, affaire à ce que vous appelez ce « diable de terme »…
Et comment ! D’abord, il tentera de faire sauter l’ancien clivage du monde entre barbares et non-barbares. C’est l’essentiel du message de saint Paul, du moins ce qu’on en retient : fini les barbares, nous sommes tous frères en Jésus-Christ. Mais surtout, avec l’avènement du christianisme, la compassion, la charité, l’humilité vont prendre le pas sur la force, la dureté, le combat. La faiblesse devient une forme de supériorité nouvelle, elle est désirable et magnifiée. La violence est mise au dehors, elle devient ce qu’on refuse. Et comme, à la même époque, les Goths, les Vandales et bientôt les Huns ne se comportent pas exactement comme des agneaux, la représentation de la barbarie-inhumanité finit de se constituer.
Les barbares des Modernes sont donc avant tout inhumains ?
Les anciens barbares étaient définis par leur naissance ; les nouveaux le seront par leurs actes. Dans l’Antiquité, on naît barbare. Au sens moderne, on le devient, en commettant ce que le droit contemporain dénomme explicitement « actes de barbarie ». C’est toujours le même mot, ce n’est plus la même représentation.
Tant bien que mal, le couple civilisation-barbarie subsiste au fil des siècles, jusqu’à ce que la découverte de l’Amérique transforme encore le jeu…
En effet, apparaissent à cette époque les « bons sauvages », qui sont à l’extérieur de la civilisation développée mais ne la menacent pas. Au contraire, leur proximité supposée avec la nature les fait même apparaître comme des modèles de sagesse. Avant Rousseau, Montaigne est le premier grand propagateur de cette théorie qui implique aussi une critique du terme « barbarie » : chacun, dit-il, « appelle barbare ce qui n’est pas de son usage ». Le risque, si l’on prolonge ce geste, est de tomber dans un relativisme qui finit par dissoudre tout à fait l’idée même de barbarie.
Dans cette marche de l’Occident vers l’universel, on assiste à une ultime mutation : les Temps modernes font peu à peu disparaître la figure ancienne du barbare…
Oui, mais les Temps modernes conduisent à ce terrible paradoxe : plus les barbares disparaissent de la représentation, plus l’idée de barbarie s’installe ! Car l’ancienne figure des barbares avait certes l’inconvénient d’être une représentation ratée des autres, mais au moins il y avait des autres ! Si l’on enlève ces autres, on se trouve exposé au risque d’une perte d’identité, à l’émergence d’une violence diffuse, donc d’une forme de barbarie neuve. En retraçant ce long parcours, j’ai retrouvé chaque fois la même séquence : proclamation d’une universalité (tous frères, tous égaux), donc suppression des barbares, puis émergence d’une barbarie. Saint Paul proclame l’abolition des singularités, plus tard vient l’Inquisition. 1789 affirme que tous les hommes naissent libres et égaux, bientôt s’organise la Terreur. Il ne faudrait pas en conclure que l’égalité engendre la barbarie, ce serait idiot et dangereux, mais il faut saisir qu’il existe là une difficulté majeure. Ce que découvrent les Temps modernes, c’est que la civilisation n’empêche pas la barbarie, et peut même la sécréter. Les totalitarismes du XXe siècle en sont les pires exemples : contrôle complet de la société selon un seul modèle, que ce soit l’aryen ou l’homme nouveau. La volonté de rendre le monde pur conduit à éradiquer l’altérité, à supprimer les singularités. Il faut souligner que, déjà au XVIIe et au XVIIIe siècle, des philosophes comme Leibniz ou Vico avaient repéré l’émergence d’une barbarie engendrée par l’excès de la réflexion ou de la science, et par les abus de la rationalité.
Et aujourd’hui, par quel type de barbarie sommes-nous menacés ?
A travers les images que l’actualité offre à profusion, je discerne quelque chose de très profond et dangereux, que je nomme « meurtre du hasard ». Avec les nouvelles éventualités du clonage, du contrôle de l’ADN, de la surveillance des déplacements et des communications se profilent à l’heure actuelle des moyens d’élimination sans précédent du hasard humain, c’est-à-dire de la liberté humaine. Il ne faut pas qu’une nouvelle tentation de pureté mette de tels moyens à son service. Je rêve plutôt d’un monde qui puisse à jamais demeurer imparfait.
« Généalogie des barbares » (Odile Jacob, 364 pages, 27,50 E).
« Le culte du néant. Les philosophes et le Bouddha » (Seuil, 1997, « Points », 2004).
« Dernières nouvelles des choses » (Odile Jacob, 2003) et « Un si léger cauchemar » (fiction, chez Flammarion, 2007).