Généalogie des barbares
Cette enquête philosophique poursuit l’analyse des représentations des autres dans l’imaginaire occidental entamée avec L’Oubli de l’Inde et Le Culte du Néant. Mais son champ d’investigation est bien plus vaste, et il m’a fallu dix ans pour retracer l’évolution de l’image des barbares de l’Antiquité jusqu’à nos jours. Ce parcours peut aussi se lire comme l’esquisse d’une histoire de l’inhumanité.
Edition Odile Jacob, 2007
368 p.,
27,50 €
(traductions en cours en coréen, en espagnol)
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Présentation de l’éditeur
De tous côtés, aujourd’hui, resurgit le mot « barbare ». Pour parler du terrorisme ou pour critiquer l’Occident. Pour désigner les massacres du XXe siècle ou pour annoncer l’avenir qui menace. Pour dire la violence extrême ou le vandalisme ordinaire.
Que signifie donc ce terme ? A quoi sert-il ? Pour le comprendre vraiment, il faut remonter le temps, reconstituer les aventures d’un vocable aux mille sens. Il faut revenir à sa naissance chez les Grecs, retracer ses mutations romaines, chrétiennes, médiévales, suivre ses éclipses, ses renaissances, ses contradictions jusqu’à nos jours.
D’Homère à Freud, de Platon à Nietzsche, de saint Paul à Michelet, cette grande enquête historique, philosophique et littéraire dessine les lignes de force de la représentation des barbares et de la barbarie dans la pensée occidentale.
Avec ce livre, on n’emploie plus « barbare » de la même manière, et on dispose de clés essentielles pour envisager autrement la barbarie contemporaine.
Extraits
Extrait 1
Il semble que l’on parle des barbares, et de la barbarie, sans interroger le sens des vocables. Comme si ces vieux mots étaient des évidences à la disposition immédiate de tous, des lieux communs simplement partagés. C’est évidemment une erreur. On a tort de croire simple, univoque, facilement maniable un terme si ancien, et si chargé d’histoire, que le terme « barbare ». Il a traversé des époques dissemblables, en s’imprégnant à mesure d’une multitudes de sens. On a oublié cette diversité. On ne prête guère attention au bourdonnement terrible, à la cacophonie effarante dont le mot est rempli et comme saturé. Voilà ce qu’il fallait commencer à mettre en lumière.
Il était nécessaire d’aller voir comment les barbares hantent, avec des visages disparates, les textes d’innombrables auteurs à travers les siècles, depuis les tragédiens de la Grèce classique jusqu’aux anthropologues d’aujourd’hui, en passant par les juristes de la romanité, les humanistes de la Renaissance, les historiens de notre XIXe siècle ou les penseurs contemporains. Sous des habits neufs, les barbares surgissent régulièrement dans les représentations collectives de l’histoire occidentale. On les voit, à des moments-charnières, jouer des rôles de premier plan dans l’imaginaire politique et la constitution de l’identité collective.
Ces barbares de l’imaginaire, qui sont-ils ? Est-il possible de comprendre comment ils se succèdent ? De reconstituer leur généalogie ? Au premier regard, ils paraissent d’une infinie variété. Les traits qui les caractérisent varient selon les époques, les lieux et les contextes. Un même mot les désigne, toujours identique, mais des figures opposées se superposent ou se succèdent, parfois se heurtent. Parmi les gens dénommés barbares, on trouve ainsi des paysans au langage fruste et de savants étrangers, prêtres égyptiens ou sages nus de l’Inde, de grands propriétaires perses et des brutes gothiques massacrant à la dure, des Canuts lyonnais en révolte et des nazis fiers de détruire, des intellectuels des commencements du christianisme et des poètes modernes, des monstres et des génies, des recours et des menaces, des gens du dehors, d’autres du dedans.
Pire : si l’on demande qui, aujourd’hui, est dénommé « barbare », on semble bien en peine d’y voir clair. S’agit-il de gens civilisés qui tuent parce qu’on leur en a donné l’ordre ? Ces gens ordinaires se révèlent des monstres. De braves personnes sûrement, nul n’en doute, capables tout de même de massacrer des innocents avec ardeur et minutie. Ou bien s’agit-il des étrangers qu’on exclut ? Des hommes dignes et libres qu’on méprise et juge inférieurs ? Les barbares sont-ils nos semblables, qu’on décrète différents ?
Dans le premier cas, ce sont des bourreaux. Dans le second, des victimes. Dans les deux, des barbares ? Mais alors en quel sens, à chaque fois ? Le même terme peut-il désigner en même temps de prétendus civilisés qui se révèlent inhumains et des humains que l’on prétend n’être pas civilisés ?
Faudrait-il abandonner ce tohu-bohu à son désordre ? Décréter que « barbare » est un de ces termes ayant trop d’usages pour avoir un sens ? Renoncer, du coup, à chercher un fil directeur ? Je ne le crois pas.
Au contraire. Je me suis convaincu, au cours des années consacrées à cette enquête, qu’il était utile de s’immerger dans cette multiplicité, qu’il était possible d’y repérer des lignes de force comme des points de fracture, et même quelque enseignement relatif à notre situation présente. Sinon, je n’aurais pas insisté.
Ce qui suit n’est pas une histoire complète et détaillée des usages du terme « barbare » des origines à nos jours. Une telle entreprise serait démesurée mais aussi, de mon point de vue, inutile. Je ne souhaite ni l’exhaustivité ni de la pure description. Car ce que je cherche est plus restreint, et en un sens plus ambitieux : trouver, dans les sédiments agglutinés par les siècles, les traces de quelques questions à poser à notre temps, afin de le voir, autant que faire se peut, sous un angle différent, susceptible de faire apparaître des perspectives inhabituelles, peut-être fécondes.
Autant prévenir tout de suite : il faudra s’engager, parfois, dans des œuvres méconnues, des querelles oubliées, des références lointaines – que ce soit dans l’espace ou dans le temps. Il faudra aussi s’efforcer de quitter nos représentations actuelles pour approcher celles d’autrefois, en se gardant de comprendre hier avec les idées d’aujourd’hui. On tentera enfin, et surtout, de ne pas oublier, en cours de route, que le voyage peut éclairer à sa façon, comme d’une lumière frisante, les titres de l’actualité et les angoisses de l’heure.
Un mot couvert de cicatrices
Étrange terme, qui a traversé plus de 25 siècles d’histoire. Qui s’est chargé, à mesure, de sens successifs, sans perdre nécessairement pour autant les significations anciennes. Passé du grec des classiques au latin de l’Empire, il s’est retrouvé dans les langues de l’Europe moderne en se métamorphosant encore. J’ai tenté de repérer, parmi ses pérégrinations, ses mutations, ses travestissements, quelques aventures de ce terme. Quelques, non toutes – une fois encore. Assez, en tout cas, pour prendre mesure de ce fait : voilà un mot complexe, bariolé, impur, changeant, pétri de contradictions, de voyages oubliés et de cicatrices multiples. Un vieux mot nomade, redoutable et curieux. « Barbare » est en un sens un mot… barbare.
(Introduction, Temps anciens, temps futurs, p. 22-23)
Extrait 2
Le centre et le dehors
Si au centre est la parole, le barbare est celui qui parle mal. Si au centre se tiennent la tempérance et la mesure, le barbare est l’impulsif et le démesuré. Si au centre sont la cité et ses lois, l’homme libre en tant que citoyen, le barbare est le sujet d’un tyran, l’homme asservi aux caprices d’un seul. On peut poursuivre, longuement, en variant les centres et les attributs du dedans : ordre, lumière, pauvreté, richesse, douceur, commisération auront par exemple pour contrepoints barbares les dehors du désordre, des ténèbres, de la richesse, de la pauvreté, de la dureté, de l’insensibilité etc.
A ces exemples élémentaires s’ajoutent des cas de figures un peu plus élaborés, peut-être plus intéressants. Si le centre est occupé par la vertu, ou par la sagesse, et le dehors par le vice, l’insensé, la vie folle, il se trouvera dans toutes les nations, toutes les langues, toutes les traditions, des gens de bien et des filous, des sages et des fous – aussi bien chez les Grecs que chez les autres. La partition morale traverse l’ancienne, entre Grecs et barbares, et en modifie radicalement le sens. Le « barbare hors-vertu » est alors le malhonnête, le criminel ou l’impie, qu’il soit grec de langue ou barbare de langue.
(Pause 1, Une machine à faire du dehors, p. 135)
Extrait 3
L’intériorisation moderne
Pour les Anciens, les barbares vivent au dehors – qu’il s’agisse du dehors de la Grèce, du dehors de l’Empire romain, du dehors du monde politiquement organisé et réglé par la civilisation, ou du dehors de la paix civile. Ceux qui, chez les Modernes, sont dénotés barbares du fait de leurs actes de barbarie ne sont pas dans quelque région lointaine, géographique ou mentale. Ils se trouvent là-même, présents au sein de nos activités, nos lieux, nos socialités. C’est toujours au-dedans, pour les Modernes, que les barbares se trouvent : les « barbares du dedans » sont, successivement, dans l’histoire du XIXe et du XXe siècle, les classes laborieuses, les insurgés, le prolétariat, les Juifs, les rebelles. L’insurrection interne, la menace venue du dedans sont des thèmes développés sur toutes sortes de registres.
La forme ultime d’intériorisation de ces barbares modernes, se trouve dans l’idée d’une force de destruction interne à notre psychisme, thématisée par Freud et développée par ses successeurs. Sans doute ne devrait-on parler, en toute rigueur, que d’un potentiel de barbarie. Ainsi, en fin de compte, ce qui caractérise les barbares modernes, ce serait leur relation au potentiel de barbarie existant à l’intérieur des groupes sociaux comme à l’intérieur du psychisme individuel. Ceux que l’on va dire barbares auront actualisé ce potentiel. Ils auront réalisé, dans leur comportement, ce qu’ils portaient en eux, leur part commune d’inhumanité. Cette dimension d’inhumanité constitutive, radicale, profonde, n’appartenait en aucune façon à la définition antique du barbare.
(Chap. 17, Barbares du dedans, p. 258-59)
Extrait 4
Le meurtre du hasard
Mais, sans être futurologue, il n’y a pas grand risque à parier que le XXIe siècle, et les suivants, s’ils existent, seront à placer sous le signe du meurtre du hasard, et de la nécessité d’en réchapper. On voit en effet de tous côtés monter en puissance des outils susceptibles de réduire, voire d’annihiler, le hasard humain. Dans la biologie, avec les techniques de recherche d’ADN, de dépistage génétique, de manipulation d’embryon, de clonage thérapeutique. Dans les communications, avec les moyens de surveillance des déplacements, d’identification biométrique, de contrôle à leur insu des citoyens-consommateurs.
(Chap. 20, Meurtre du hasard, p. 295)
Avis
Le Point
Publié le 21/11/2007 N°1836 Le Point
Roger-Pol Droit voyage en barbarie
Philosophe, chercheur, chroniqueur au « Monde » et au « Point », Roger-Pol Droit a consacré dix ans à l’étude de la représentation des barbares en Occident. Il publie aujourd’hui une remarquable « Généalogie des barbares » (Odile Jacob) où l’on croise Homère et saint Paul, Attila, Montaigne, Maurras… et pas mal d’autres. Voici quelques-unes des aventures de ce vocable aux mille sens.
Le Point : D’où vient votre intérêt pour les barbares ?
Roger-Pol Droit : Du fait que cette représentation des autres est partout, mais qu’on sait rarement d’où elle vient et tout ce qu’elle a signifié. Il en résulte une grande confusion : on traite pêle-mêle de barbares les nazis, l’Occident dans sa domination, le vandalisme des banlieues… A l’évidence, ces sens ne coïncident pas bien les uns avec les autres ! Pour ma part, j’essaie d’élaborer une analyse philosophique des représentations, que j’avais d’ailleurs entamée avec l’étude du bouddhisme vu par les penseurs européens dans « Le culte du néant ». En suivant la formation de la représentation des barbares, son évolution historique, ses contradictions, j’ai voulu mettre en lumière la manière dont l’Occident a opéré le partage entre lui-même et les autres. Et j’ai vu apparaître, au fil des ans, des parcours bien plus mouvementés que je ne m’y attendais. Ce livre tente d’en faire la synthèse.
Quand ce mot apparaît-il pour la première fois ?
« Barbare » est d’abord une onomatopée, «Brrr… brrr », qui imite une voix gutturale, rocailleuse, déformant la langue. Homère, au chant II de « L’Iliade », utilise pour la première fois l’adjectif composé « barbarophone » pour caractériser les Cariens, alliés des Troyens contre les armées grecques. Il reste à comprendre comment on est passé de ces gens à l’accent rude à l’idée de « barbares ». Pour les Grecs, la parole et la raison sont étroitement liées (un même mot les désigne, logos ), donc celui qui parle de manière inhabituelle va être soupçonné de mal penser, d’échapper au contrôle de la raison, et ainsi d’être impétueux, colérique, violent… Mais le partage le plus décisif est politique : sa relation faussée au logos interdit au barbare d’instaurer un ordre politique fondé en raison. On se représente alors le barbare comme proche de l’esclave, sujet d’un pharaon ou d’un empereur, par opposition au Grec, citoyen libre, vivant sous le seul règne de lois élaborées en commun. La souveraineté des Grecs, sur les peuples barbares s’en trouve évidemment légitimée.
Dans la pensée grecque, les barbares sont-ils toujours inférieurs ?
En aucun cas. A côté du sens péjoratif (rudes, frustes, grossiers), il existe un sens neutre, à savoir : tous ceux qui ne sont pas grecs… Ces barbares-étrangers peuvent être des hommes de haute science, de grande culture, au passé immense, comme les Egyptiens chez Platon. Il y a donc, dès le début, des tensions multiples à l’intérieur de cette représentation. Seul dénominateur commun : ce terme opère un partage, il instaure une délimitation entre un centre de référence et le monde qui lui est extérieur. Toutefois, il est important de dire que, dans l’horizon de pensée grec, on ne trouve jamais l’idée de barbarie telle que nous l’entendons, c’est-à-dire l’inhumanité dans l’homme, l’insensibilité face à la douleur de l’autre, ou encore les forces de destruction internes à la civilisation.
Alors, où et quand naît la notion de barbarie ?
A Rome, à la fin de la République, au début de l’Empire. Cicéron et d’autres penseurs romains élaborent l’idée de l’ humanitas , de la solidarité naturelle des humains les uns envers les autres. Cette solidarité, il faut la garantir et la renforcer en créant un ordre moral et politique approprié, ce que d’ailleurs Rome prétend accomplir. A cette humanitas s’oppose la feritas (de ferus , sauvage), une bestialité destructrice capable de surgir de l’intérieur de toute société aussi bien que de tout individu. Cette feritas est le premier jalon important dans la naissance de la notion de barbarie.
A son tour, le christianisme a eu, lui aussi, affaire à ce que vous appelez ce « diable de terme »…
Et comment ! D’abord, il tentera de faire sauter l’ancien clivage du monde entre barbares et non-barbares. C’est l’essentiel du message de saint Paul, du moins ce qu’on en retient : fini les barbares, nous sommes tous frères en Jésus-Christ. Mais surtout, avec l’avènement du christianisme, la compassion, la charité, l’humilité vont prendre le pas sur la force, la dureté, le combat. La faiblesse devient une forme de supériorité nouvelle, elle est désirable et magnifiée. La violence est mise au dehors, elle devient ce qu’on refuse. Et comme, à la même époque, les Goths, les Vandales et bientôt les Huns ne se comportent pas exactement comme des agneaux, la représentation de la barbarie-inhumanité finit de se constituer.
Les barbares des Modernes sont donc avant tout inhumains ?
Les anciens barbares étaient définis par leur naissance ; les nouveaux le seront par leurs actes. Dans l’Antiquité, on naît barbare. Au sens moderne, on le devient, en commettant ce que le droit contemporain dénomme explicitement « actes de barbarie ». C’est toujours le même mot, ce n’est plus la même représentation.
Tant bien que mal, le couple civilisation-barbarie subsiste au fil des siècles, jusqu’à ce que la découverte de l’Amérique transforme encore le jeu…
En effet, apparaissent à cette époque les « bons sauvages », qui sont à l’extérieur de la civilisation développée mais ne la menacent pas. Au contraire, leur proximité supposée avec la nature les fait même apparaître comme des modèles de sagesse. Avant Rousseau, Montaigne est le premier grand propagateur de cette théorie qui implique aussi une critique du terme « barbarie » : chacun, dit-il, « appelle barbare ce qui n’est pas de son usage ». Le risque, si l’on prolonge ce geste, est de tomber dans un relativisme qui finit par dissoudre tout à fait l’idée même de barbarie.
Dans cette marche de l’Occident vers l’universel, on assiste à une ultime mutation : les Temps modernes font peu à peu disparaître la figure ancienne du barbare…
Oui, mais les Temps modernes conduisent à ce terrible paradoxe : plus les barbares disparaissent de la représentation, plus l’idée de barbarie s’installe ! Car l’ancienne figure des barbares avait certes l’inconvénient d’être une représentation ratée des autres, mais au moins il y avait des autres ! Si l’on enlève ces autres, on se trouve exposé au risque d’une perte d’identité, à l’émergence d’une violence diffuse, donc d’une forme de barbarie neuve. En retraçant ce long parcours, j’ai retrouvé chaque fois la même séquence : proclamation d’une universalité (tous frères, tous égaux), donc suppression des barbares, puis émergence d’une barbarie. Saint Paul proclame l’abolition des singularités, plus tard vient l’Inquisition. 1789 affirme que tous les hommes naissent libres et égaux, bientôt s’organise la Terreur. Il ne faudrait pas en conclure que l’égalité engendre la barbarie, ce serait idiot et dangereux, mais il faut saisir qu’il existe là une difficulté majeure. Ce que découvrent les Temps modernes, c’est que la civilisation n’empêche pas la barbarie, et peut même la sécréter. Les totalitarismes du XXe siècle en sont les pires exemples : contrôle complet de la société selon un seul modèle, que ce soit l’aryen ou l’homme nouveau. La volonté de rendre le monde pur conduit à éradiquer l’altérité, à supprimer les singularités. Il faut souligner que, déjà au XVIIe et au XVIIIe siècle, des philosophes comme Leibniz ou Vico avaient repéré l’émergence d’une barbarie engendrée par l’excès de la réflexion ou de la science, et par les abus de la rationalité.
Et aujourd’hui, par quel type de barbarie sommes-nous menacés ?
A travers les images que l’actualité offre à profusion, je discerne quelque chose de très profond et dangereux, que je nomme « meurtre du hasard ». Avec les nouvelles éventualités du clonage, du contrôle de l’ADN, de la surveillance des déplacements et des communications se profilent à l’heure actuelle des moyens d’élimination sans précédent du hasard humain, c’est-à-dire de la liberté humaine. Il ne faut pas qu’une nouvelle tentation de pureté mette de tels moyens à son service. Je rêve plutôt d’un monde qui puisse à jamais demeurer imparfait.
« Généalogie des barbares » (Odile Jacob, 364 pages, 27,50 E).
« Le culte du néant. Les philosophes et le Bouddha » (Seuil, 1997, « Points », 2004).
« Dernières nouvelles des choses » (Odile Jacob, 2003) et « Un si léger cauchemar » (fiction, chez Flammarion, 2007).
Article paru dans le Tageblatt
Le barbare, ou celui qui parle mal l’humain?.
Par Robert Redeker
Qu’appelle-t-on « barbare » et « barbarie » ? La philosophie peut avoir recours à la généalogie – sur le modèle de Nietzsche ou de Foucault – pour approcher pareille question. Précisons : ce ne pourra pas être une histoire de la chose (il faudrait pour ce faire que les Barbares fussent une réalité empirique) mais celle d’une série de représentations, d’un imaginaire mouvant. Un philosophe contemporain, Roger-Pol Droit s’y attaque, à travers les pages de son dernier livre, Généalogie des Barbares.
L’invention des Barbares fut le fait des Grecs. D’Homère peut-être. Barbare : qui parle mal, qui prononce mal, qui ne parle pas grec. Bref, tous les autres – barbare est donc une idée sans contours, mal découpée. Ce mot institue un partage de l’humanité. « Logos » signifiant aussi « raison », le barbare sera celui qui raisonne mal. La véritable opposition sera celle entre philosophes (essence de l’hellénité culminant dans la figure de l’homme accompli) et barbares. Le philosophe vit sous la conduite de la raison, le barbare sous celle des instincts et passions. De même un peuple barbare sera un peuple désordonné, non soumis aux lois. Mais les Grecs eux-mêmes (avec Hérodote et Platon en particulier) ont douté de ce partage. Platon voit dans les Egyptiens, des barbares, des sages incarnant l’immuabilité et la mémoire. Merveille : ils vivent dans la perfection politique durable et leur art est immobile. Ces barbares – ce qu’Aristote n’admettra pas – sont les gardiens de l’âge d’or. Platon le savait : « philosophe » – contrairement au cliché obscurantiste colporté par Heidegger et ses dévôts disciples – n’est pas une exception grecque. La philosophie contemporaine, hellénolâtre, hellénocentrée, refuse cette évidence : pour de nombreux auteurs grecs, la philosophie est née chez les barbares. En Inde. En Perse. En Chaldée. En Egypte. Et même en Hyperborée. Ces barbares tenus alors pour si civilisés. Les Grecs ne pensaient pas que la philosophie n’était que grecque.
La représentation du philosophe comme sage barbare se renforce et se transforme avec l’Antiquité tardive. A ce moment se développe chez les Grecs une héllénophobie couplée avec une barbarophilie ; le thème de la supériorité des philosophes barbares prend corps, la langue grecque est méprisamment tenue pour n’être apte qu’à des démonstrations, la sophia est assimilée avec un événement mystique. Il ne manque ) cette époque pas d’écrits adoptant le point de vue des barbares. Les origines de l’opposition grec/barbare sont comme renversées, les signes inversés – la culture grecque s’est suicidée. Roger-Pol Droit y insiste : ce moment n’a rien d’insignifiant. On y croise une des originalités cardinales de l’Occident : la dévalorisation de soi, le souci des autres. «Aucune culture (…) ne fut aussi ennemie d’elle-même que celle de l’Occident au cours de son histoire ». Les Grecs n’ont pas seulement, à leur aurore, inventé la raison occidentale, souvent triomphante, ils ont aussi, à leur couchant, inventé l’autodénigrement occidental.
Le monde romain formule la notion de « barbarie », inconnue des Grecs. Tout le questionnement part de la feritas, cet antonyme de l’humanitas se déployant dans les jeux du cirque, une sorte de bestialité interne propre à l’homme. Roger-Pol Droit, dans une magnifique analyse, met en évidence l’importance du cirque : les Romains y découvrent la feritas comme intérieure à la civilisation. On pense à Hegel : l’humanité ne s’est pas libérée de l’esclavage mais elle s’est libérée par l’esclavage. Ce qui donnerait ici : c’est en passant par le spectacle jugé rétrospectivement barbare du cirque, en mettant en scène la féroce feritas, que les Romains ont pu former l’idée de barbarie. Au cœur du monde romain, le christianisme invente un sentiment nouveau, inédit dans l’histoire humaine : la faiblesse, la sensibilité à la souffrance d’autrui. Moment décisif, qui a tourmenté Nietzsche, de l’histoire humaine : par l’effet du christianisme, et pour toujours, la force ancienne devient barbarie tandis que, valorisée, la faiblesse (celle du Christ sur la croix) devient force. Dès lors, un savoir nouveau se fait jour : la barbarie est une potentialité interne à la civilisation et à chaque homme. Qu’est-ce que la barbarie ? Un comportement inhumain, mêlant la jouissance de faire souffrir et de tuer avec l’insensibilité au dommage d’autrui dont chaque homme est capable. Rome et le christianisme sont parvenus au résultat paradoxal suivant : l’universalisation de la barbarie, qui n’est plus limitée aux autres géographiques.
Comment rendre compte de la barbarie du XXème siècle ? Barbarie interne au monde civilisé – il n’y en a plus d’autre, plus de territoires barbares extérieurs. La conjonction de trois données en forme la condition de possibilité : l’universalisme, qui en effaçant le partage entre nous et les autres intériorise le barbare (sous la forme du juif, du bourgeois, du koulak, de l’intellectuel à lunettes) et réveille la feritas dans un geste éliminationiste d’abord, la fin de l’histoire causée par l’universalisme et la puissance de la pureté ensuite. « La pureté dangereuse » comme dit si bien Bernard-Henri Lévy. La barbarie contemporaine, attisée par la pureté, s’indexe dans « une pathologie de l’universel ». L’universel, qui depuis des siècles fut un levain d’émancipation, a alimenté, dès qu’il est devenu réel, qu’il a changé en une unité le monde et les hommes, la barbarie. Aujourd’hui, certains – reportons-nous à leur sujet aux fines et courageuses analyses d’André Glucksmann – revendiquent la barbarie, le meurtre de masse, la jouissance de la destruction : l’islamisme, ce nouveau nihilisme source de barbarie. Mais ces barbares, extériorités disparues, que représentaient-ils ? Roger-Pol Droit avance une explication : l’aléa. Nul ne savait ce qui pouvait venir d’eux, les hors-raison. D’où aujourd’hui: « la possibilité nouvelle, encore sans visage, d’une implacable élimination de toute forme de hasard dans les communautés humaines ». Est-ce là, le meurtre du hasard, la barbarie du futur ? Cette tendance porterait à son accomplissement la caractéristique de la barbarie du XXème siècle : l’ordre aveugle, la soumission à la norme, l’individu transformé en rouage rationnel d’une mécanique sociale objective. Pour notre auteur, « le barbare d’aujourd’hui ressemble fort à un philosophe dont la raison se serait emballée ». C’est un fils de Platon.
Traversant vingt-cinq siècles, la généalogie signée Roger-Pol Droit fait état d’un retournement : le barbare contemporain se situe aux antipodes du barbare traditionnel. Il est sur-rationnel et non sous-rationnel, se mouvant dans l’excès de raison. Jusque dans la langue qu’il emploie – celle des « langages totalitaires » disséqués par Jean-Pierre Faye. Il parle bien, d’une parole ossifiée. Il parle comme une machine parfaite. Pourtant, il a oublié l’apport du christianisme, la faiblesse. Ce manque contraint à une redéfinition : le barbare est celui qui « parle mal l’humain ». Freud nous a appris quelque chose, dont le péché originel est une intuition : un loup – autrement dit la feritas – habite, invincible, monstre au bois-dormant, le fond de chaque être humain. N’est-ce pas ce loup sauvage, cette feritas, qui parle dans le langage si sur-rationnel de celui qui parle mal l’humain ?
Traduction
Traduction en espagnol
Genealogia de los Barbaros
Historia de la inhumanidad
Traduit par Nuria Petit Fontseré
Editions Paidos, Barcelone
320 pages
Traduction en coréen
Une traduction de Généalogie des barbares est en cours en coréen