La Compagnie des philosophes
Des Présocratiques à Gilles Deleuze, ce livre esquisse un périple personnel, à travers les siècles, à la rencontre des penseurs qui ont marqué l’histoire. J’ai voulu montrer que ces visages sont vivants, et qu’ils réservent toutes sortes de joies, de surprises, d’aventures de pensée.
Edition Odile Jacob, 1998
Réédition Poche Odile Jacob, 2002
(traduit en turc, en néerlandais, en espagnol, en portugais (édition brésilienne, édition portugaise), en italien, en grec)
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Présentation de l’éditeur
Avez-vous déjà rencontré des philosophes ? Êtes-vous demeuré assez longtemps en leur compagnie ? Vous est-il arrivé de constater qu’ils ne sont pas tristes ?
Ce livre vous suggère d’en fréquenter un bon nombre, illustres ou méconnus, antiques ou modernes, occidentaux ou orientaux, de manière familière et personnelle.
Vous constaterez que ces fabricants d’idées, qui passent souvent pour des auteurs rébarbatifs, sont des aventuriers d’une espèce curieuse, des expérimentateurs d’existence. Vous n’aurez nulle raison de les craindre. Ils vous feront voir combien penser, vivre et rire sont des activités semblables.
Depuis Socrate et Platon jusqu’à Foucault et Deleuze, vous devinerez que l’exercice quotidien de la philosophie lutte contre deux ennemis seulement : la bêtise et la tristesse.
Extraits
A propos des philosophes
Les philosophes sont des expérimentateurs d’existence. Contrairement à ce qu’on a fini par croire, ce ne sont pas des vivants tranquilles. Ni des machines à idées. Pas non plus des distraits, ni des cultivateurs de flou. Ce qu’ils aiment ? S’avancer là où personne n’est encore allé raisonner. Frayer à travers l’esprit de nouvelles traces. Passer par des voies intellectuelles qu’on ne soupçonnait pas avant qu’ils ne parviennent à les emprunter. Se convaincre que chacun peut en faire autant.
Même quand ils semblent placides, quand ils sont installés, adultes, voire vieillissants, la rencontre d’un nouveau risque les fait aussitôt courir comme des jeunes gens. Aussi sérieux qu’ils aient l’air, aussi précautionneux et rassis qu’ils paraissent, les philosophes sont toujours – en pensée – plus ou moins joueurs, parieurs, bretteurs, dragueurs, têtes brûlées, hors-la-loi, risque-tout, paillards, vantards… Ce n’est pas commode à expliquer en trois mots, ni même à entrevoir d’emblée.
Reprenons. Ce sont « des gens », d’abord et avant tout. C’est pourquoi il est possible de vivre en leur compagnie. Ce n’est pas vraiment le cas avec des idées. Une réelle familiarité, une sorte de proximité corporelle ne peuvent exister avec des concepts, des systèmes, ou simplement des livres. Il est certes possible d’avoir ses habitudes, ses chemins, ses places favorites dans un univers théorique, à peu près comme dans une ville ou dans une campagne. Mais ce n’est pas encore de cette fréquentation qu’il s’agit. Celle-là n’est qu’une accoutumance, une manière de se repérer. Reprendre un raisonnement, rattraper le fil d’un récit, savoir se situer dans un système abstrait, y fabriquer ses propres raccourcis, prendre plaisir à y retrouver une perspective, tout cela vient des retrouvailles répétées avec les choses et les notions. La proximité des philosophes est autrement humaine. Même quand ils ont disparu depuis des millénaires, des siècles ou des décennies, ils ont laissé de la vie dans les théories. Une voix continue à faire entendre son timbre au cœur des systèmes. Les textes philosophiques sont toujours habités par une manière singulière de se placer dans l’existence. Même derrière la plus aride abstraction, il est possible de discerner une posture, une façon de se poser, de se mouvoir, de respirer immobile ou de s’agiter.
A propos de la sagesse
Il n’y a pas si longtemps, si vous parliez de sagesse, de maîtrise des passions, de travail spirituel sur soi-même… à un professeur, un chercheur ou un étudiant lié, de près ou de loin, à ce que nous appelons, universitairement, « philosophie », il haussait les épaules. La sagesse était un idéal périmé. Elle faisait l’objet de recherches historiques, quelques érudits s’y consacraient. La philosophie, la vraie, avait d’autres tâches : montage et démontage de systèmes conceptuels. Celui qui s’y consacrait tramait ou dénouait des discours spécifiques. Pour le reste, il vivait comme tout le monde. Son travail consistait à commenter des textes, à faire des analyses des cours et des livres, pas à transformer son comportement ni celui des autres.
Ce temps passe. On a commencé à réentendre le sens de la démarche des philosophes de l’Antiquité qui, pendant un bon millénaire, ont pensé, agi, parlé, écrit avec en tête une tout autre image de la philosophie. Du siècle de Périclès aux premiers Pères de l’Église, le terme ne désignait pas des joutes intellectuelles et des spéculations abstraites. Devenir philosophe, c’était pratiquer un changement profond, concerté, volontaire, dans sa manière d’être au monde. C’était une conversion patiente et continue, engageant tout l’individu, une manière de vivre, impliquant un long et constant exercice sur soi. C’était un travail, affectif autant qu’intellectuel, pour se dépouiller de l’angoisse, des passions, de l’illusoire et de l’insensé. La tâche du philosophe était de changer sa vie. Il faisait accessoirement des cours ou des textes, pour s’y soutenir lui-même ou y aider ses disciples.
(…)
Devenue discours théorique et rien d’autre, la philosophie paraît l’être restée même quand Descartes, Spinoza et les auteurs de l’Âge classique rompent avec la scolastique : ils opposent seulement, croit-on, un nouveau discours théorique à l’ancien. Peut-être n’est-ce pas si simple. On peut se demander ce qui a subsisté, de l’ancienne philosophie vécue, dans la philosophie abstraite. Elle n’a pas disparu sans laisser de traces : Descartes lui-même soutient que la vraie philosophie doit modifier l’existence, et Spinoza, à la fin de l’Ethique, retrouve le chemin ardu de la sagesse. Même si, depuis Kant, les philosophes sont avant tout des « artistes de la raison », il est possible de discerner chez Schopenhauer, chez Nietzsche, chez Bergson, chez Wittgenstein – entre autres – l’invitation renouvelée à une transformation radicale de notre manière de vivre. Il se pourrait qu’aujourd’hui la quête de sagesse vienne une nouvelle fois rattraper, prolonger et perturber le désir de logique.
Pourquoi aujourd’hui ? Le sida s’étend, le chômage gagne, le fanatisme progresse, l’espoir régresse, la complexité s’accroît. Bref, on aurait plus que jamais besoin de clarté, de distance et de raison. La religion déclinant, les sectes menaçant, la philosophie revient. Comme la solitude s’amplifie et que la parole manque, le forum du coin de rue est bienvenu. Soit. N’est-ce pas encore trop général ? Suggérons une autre possibilité. Quand Socrate intervient dans la vie intellectuelle athénienne, comme un trouble-fête devenu nécessaire, un marché des idées existe. Les savoirs se vendent, les sophistes se font payer. On croit pouvoir acheter de la morale en ville. Un vieux diable surgit donc, ne sachant rien, mais demandant si n’existerait pas, sous les noms de justice, de bien, de vrai… certaines choses invendables, voire, à tous les sens qu’on voudra, « impayables ». Et si, après la chute du communisme, par temps de mondialisation des marchés, de « cédéromisation » des encyclopédies, d’«internetisation » des connaissances, cette interrogation-là revenait ? Peut-être se tourne-t-on aujourd’hui vers la philosophie pour chercher un autre horizon que celui déjà balisé par les places boursières et les autoroutes de l’information. C’est juste une hypothèse.
Avis
Le Monde
L’air libre de la pensée
Article paru dans l’édition du 30.01.98
De Parménide à Deleuze, de la Chine à l’Inde, Roger-Pol Droit fait partager un compagnonnage philosophique des plus allègres
La compagnie des philosophes : un titre joyeux pour un livre gai. Un livre qui donne à partager le plaisir du compagnonnage et en aiguise le désir. On le dit, à juste titre sans doute : les écrits des philosophes sont généralement sévères. L’état de distraction ne leur convient pas. Le lecteur doit se tenir concentré, attentif aux connexions de pensée, souvent peu habituelles : il lui faut travailler pour suivre leurs discours. Or, pour attentif que doive être un lecteur, il n’en deviendra pas nécessairement maussade, mélancolique ou chagrin. Peut-être travaillera-t-il avec allégresse, bien content de découvrir qu’après tout un texte difficile (et souvent très ancien) le concerne au plus près, pourvu qu’il apprenne comment mettre sa main dans celle de ce compagnon.
C’est avec une belle humeur d’allégresse que Roger-Pol Droit a mis sa main dans celle des philosophes pour tenter de marcher à leurs pas. Et certainement c’est de cette même humeur qu’il a écrit le livre qu’il nous donne aujourd’hui, une gaieté que son lecteur, au fil des pages, ne peut que partager.
Ce livre n’est pas une histoire de la philosophie, ni un manuel. Il est issu du travail singulier de chroniqueur, et en même temps d’enseignant, puis de chercheur, de ses désirs et de ses goûts. L’ouvrage ne s’est pas contenté de rassembler les chroniques que depuis bientôt un quart de siècle Roger-Pol Droit consacre à la philosophie. Il opère plutôt une remémoration jubilatoire de tout ce que ce triple travail a déposé en lui. Jubilation tellement manifeste dans l’écriture que celle-ci se déroule, toute légère et gaie, et en cela pleinement efficace et instructive. Instructive, certes. De Parménide à Deleuze, de l’Inde à la Chine, chacun y trouvera de quoi apprendre.
Nullement cependant à la manière d’une encyclopédie ou d’un dictionnaire, épais répertoires d’autant plus utiles à consulter qu’ils découragent tout désir de lecture. Plutôt à la manière d’un récit de voyage. Un voyage dans le temps, entrepris depuis le présent, à l’occasion des multiples rencontres qui auraient conduit le voyageur à explorer, une fois encore, les chemins de son parcours. Ou mieux, peut-être, à la manière d’un jardin. Le jardinier en aurait lui-même rassemblé les fleurs ; il tiendrait grandes ouvertes les grilles par amour du jardin, poussé par son désir de le faire partager. Qui veut peut entrer pour la visite : jouir des formes, des couleurs et des parfums. Il y découvrira des plantes inconnues, exotiques ou oubliées et s’en trouvera tout réjoui. Bien sûr, les noms des philosophes disparus ne sont pas des noms de fleurs. Mais tenir le champ de la philosophie pour un jardin où l’on respire librement, n’est-ce pas, pour le travail de la pensée, un signe de sa bonne santé ? A lire Roger-Pol Droit, je me sens porté à le croire.
Apprendre à respirer l’air de la pensée, là est tout le sérieux de l’affaire. En ce domaine, on ne respire que l’air qu’on se donne. Et il arrive qu’on s’en donne si peu, qu’on craigne tellement les courants d’air qu’on risque d’en périr étouffé. Dans la philosophie, on va droit à l’asphyxie si chacun se confine dans son air de famille. S’ouvrir aux autres temps et aux autres lieux c’est, dans ce domaine, se donner le champ de liberté où se dessinent les possibilités de renouveau et de survie. Toute philosophie n’est pas nécessairement d’essence grecque, pas plus qu’elle n’est nécessairement d’essence indienne ou chinoise. A vrai dire, nulle philosophie ne comporte d’essence fixe. En quelque lieu, en quelque culture, en quelque temps qu’elle se manifeste, elle exige toujours d’être recommencée. Ainsi se renouvelle l’air qu’il faut apprendre à respirer, l’air libre de la pensée.
L’usage de cette métaphore aérienne me paraît tout à fait fondé. Ces gens nommés philosophes, dont il est question dans ce livre, ne sont plus parmi nous, seules survivent leurs traces, les unes très anciennes, d’autres toutes récentes. Or ces traces ne sont pas des marques muettes inscrites sur quelque support. Insignifiantes et muettes, elles le demeureraient cependant si elles n’exigeaient de nous, encore vivants, que pour notre compte, nous y reprenions parole. Or, reprendre parole dans un texte n’est pas une affaire seulement spéculative, c’est une affaire charnelle et, pour une part, corporelle. Il faut pouvoir entendre comme l’ombre d’une voix qui, animant ces lettres et ces mots, les tient rassemblés et, au plus profond de cette voix, le souffle qui la soutient, son rythme et son tempo. Qui ne perçoit pas la vie de cette ombre, qui ne cherche pas comment s’y accorder de sa propre voix, de son propre souffle, demeurera absent de cela même qu’il croit lire, et jamais n’y reprendra parole. Les traces du mort resteront muettes.
Tel est le germe, très fragile, du compagnonnage dont Roger-Pol Droit nous parle. Il peut être étouffé sous le poids des significations reçues, des commentaires entassés, des doxographies répétées, tout à fait utiles et même nécessaires. Raison de plus pour prendre soin du germe où se tient réveillé le corps du philosophe disparu.
JEAN-TOUSSAINT DESANTI
L’Express.fr
En sage compagniePar Lenoir Frédéric, publié le 08/01/1998
Critique au Monde, Roger-Pol Droit propose d’enrichissantes rencontres avec les philosophes. Et fait partager quelques grands bonheurs.
Les philosophes ne sont pas tous des bonnets de nuit. Prenez Ludwig Wittgenstein. A 11 ans, alors que le siècle commence, il construit des machines à coudre. A 19, il entame des recherches sur les moteurs d’avion. A 24, il part pour la Norvège, vivre dans une hutte construite de ses mains. Pendant la Grande Guerre, engagé volontaire dans l’armée autrichienne, il écrit, sur des petits carnets, le seul livre qui sera publié de son vivant: le Tractatus logico-philosophicus. A 28, il distribue la fortune héritée de son père à des artistes fauchés (Rilke, notamment) et devient instituteur dans des villages isolés de Basse-Autriche. A l’abord de la quarantaine, on le retrouve jardinier dans un monastère, puis maçon à Vienne. Rattrapé par le succès grandissant de son livre, il est parachuté professeur à l’université de Cambridge. A 59, il démissionne de sa chaire de philosophie et part habiter une cabane de pêcheur en Irlande. Il meurt d’un cancer à l’âge de 62 ans. Wittgenstein, cet homme au destin peu banal, est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands philosophes du siècle.
Après le double effondrement des grands systèmes religieux et des idéologies politiques, on recherche à nouveau la compagnie des philosophes, ces aventuriers de la raison, dont la vie n’a le plus souvent rien à voir – celle de Wittgenstein en témoigne – avec l’image caricaturale du professeur frileux, incapable de se mouvoir correctement en dehors de l’univers conceptuel. Roger-Pol Droit n’a pas attendu la mode récente des cafés de philo pour fréquenter assidûment ces «expérimentateurs d’existence». Depuis un quart de siècle, ses articles dans Le Monde sont un rendez-vous savoureux pour les gourmets de la raison et les amoureux de la sagesse. Regroupant, ébarbant, polissant la matière fournie par ses nombreux articles, il publie un livre tonique et enlevé qui donne le goût de la philosophie. Bien qu’il propose un ordre chronologique de l’Antiquité à nos jours et s’intéresse aussi aux penseurs de l’Orient, cet essai ne constitue pas pour autant une histoire ou un manuel de philosophie. «Né d’une série de choix, il reflète des prédilections personnelles, des rencontres inévitables et quelques coups de foudre», prend soin de préciser l’auteur. Certes, on pourra regretter l’absence de tel ou tel géant – Confucius, Epicure et Epictète, Pascal, Hume, Husserl… – déplorer le déséquilibre entre anciens et contemporains – trois pages pour Socrate et Platon, vingt-cinq pour Deleuze et Foucault – ou trouver l’analyse parfois un peu courte. Mais, toujours stimulé par une question, un agacement, une curiosité, un émerveillement, on avale les nombreux et brefs chapitres de l’ouvrage tel un réjouissant assortiment de petits-fours, sans jamais ressentir le moindre signe d’indigestion intellectuelle. On savoure la compagnie joyeuse de ces hommes libres que furent Occam, Bruno ou Spinoza. On redécouvre combien, si ennuyeux qu’il soit, Kant est décidément incontournable dans l’horizon de la modernité. On est ému par les pages superbes consacrées à Nietzsche. On rencontre avec bonheur quelques truculents oubliés de l’Histoire, tel ce dom Deschamps, un moine anarchiste du XVIIIe siècle qui jugeait «bien tièdes» les athées de son temps.
On mesure mieux, à la lecture de cet ouvrage, l’audace de ces défricheurs d’idées. «Si sérieux qu’ils aient l’air, les philosophes sont toujours – en pensée – plus ou moins joueurs, parieurs, bretteurs, dragueurs, têtes brûlées, hors-la-loi, risque-tout, paillards, vantards…», rappelle Roger-Pol Droit, qui nous donne à entendre la voix tonnante, grave, enjouée ou lancinante qui continue de résonner à travers les écrits de ces éternels éveilleurs.
La Compagnie des philosophes, par Roger-Pol Droit. Odile Jacob, 345 p
Le Magazine Littéraire
La compagnie des philosophes>Magazine Littéraire n°363 – 01/03/1998
Encore un livre de philosophie ! Oui, mais celui-ci ne ressemble à aucun autre. Ni manuel ni traité, ni commentaire ni résumé, le singulier ouvrage de Roger-Pol Droit relève de la narration, de la pédagogie, de la flânerie, de la permission d’espérer et surtout, il interdit le désespoir. Lecture tonique, où l’on apprend, où l’on découvre ce qu’on croyait savoir, où l’on prend peur, où l’on pressent. La compagnie des philosophes est le titre qui convenait à cet essai novateur, puisque le lecteur y trouve l’ossature des philosophes en même temps que la chair qui les emplit ; leurs pensées, mais aussi leurs vies, avec trébuchements, accidents, coups de folies, impasses. Il est infiniment plaisant de voir Kant taper le car- ton dans les tavernes et rentrer titubant sans retrouver sa maison, tant il a bu. On s’émeut de voir Descartes fragile au point d’être dispensé de petit lever le matin, et d’en mourir quand la reine Christine le mande à cinq heures dans le froid pour les cours de philo à la cour de Suède. Schopenhauer est un grincheux, Giordano Bruno a le sang chaud, enfin, ce sont des vivants.
Parce qu’il les campe ainsi, géniaux et caractériels, obstinés, provocateurs, confits dans l’Université ou délirants de solitude, Roger-Pol Droit fait saillir le meilleur de leurs trouvailles, et le cruel de leurs défaillances. Heidegger, Althusser, Guy Debord laissent des traces fulgurantes et des réveils amers ; Marx, on ne sait pas, tantôt du côté d’une vraie démocratie qui mettrait fin à l’Etat, tantôt du côté de l’ordre et de la domination. Le narrateur ne tranche pas. Il expose les uns et les autres comme une photographie en développement : tantôt surexposée – Platon, Hegel ou Marx – tantôt sous-exposée, Plotin, Héraclite et même Spinoza. La surexposition de Platon à travers des siècles de commentaires pénètre Marx de part en part ; Heidegger s’en sépare, mais l’obscurité d’un retour aux sources grecques d’avant Platon le plonge dans le nazisme. Autant dire que dans ce manège millénaire la philosophie se met à tourner autour de son histoire, et non l’inverse. Pour une fois, elle n’est pas guide, elle est guidée.
Car ce livre est un guide avec ses quatre étoiles, et ses sites oubliés à découvrir d’urgence. L’histoire de la philosophie est un affreux naufrage : quoi, quatre mille philosophes dans la seule Antiquité, tous perdus pour la mémoire ? Pour eux, trop tard. Mais pas pour ceux que va chercher l’explorateur armé de sa lanterne sourde : Dom Deschamps, le bénédictin rebelle, Gustave Le Bon, auteur de La psychologie des foules , premier Français à fouler le sol du Népal ; Max Horkheimer, juif allemand revenu philosopher dans son pays en 1949 ; Ernst Cassirer l’irréprochable, qui démissionne de l’université allemande quand Hitler devient chancelier du Reich, et meurt citoyen suédois ; l’Italien Carlo Michelstaedter, qui se tire une balle dans la tête à vingt-trois ans, en 1910, après avoir écrit un seul livre, génial selon le guide, sur la persuasion et la rhétorique chez Platon et chez Aristote. Et tant d’autres naufragés de l’enseignement de la philosophie…
A tout guide qui se respecte, il faut des points de vue panoramiques. Ils y sont : de la Chine, de l’Inde et de l’Iran, le point de vue sur la philosophie devient incomparable ; la Grèce y perd en valeur absolue, mais y gagne en portée relative ; Foucault et Deleuze apparaissent comme les précurseurs d’une philosophie à naître, et Hannah Arendt, comme la seule à penser la politique d’après-Auschwitz.
Il paraît que ce livre fut à son origine écrit pour le journal Le Monde : peut-être, mais justement, il n’y paraît pas. On dira que le guide est partial, c’est forcé ; mais tel est son amour des philosophes qu’il les embrasse en jubilant, jusque dans la détestation. La compagnie des philosophes est un livre pour les vivants, écrit par un vivant sur des vivants. On ne peut trouver mieux pour donner le désir de devenir philosophe dès l’âge de dix-sept ans, quand on n’est pas sérieux, et qu’on veut penser neuf.
Catherine Clément
Traduction
traduit en :
- turc,
- en néerlandais,
- en espagnol,
- en portugais (édition brésilienne, édition portugaise),
- en italien,
- en grec