QUAND L’ANTIRACISME SE FOURVOIE
La déraison submerge-t-elle l’époque ? Annonces d’apocalypses, délires complotistes, aveuglements et haines de tous côtés incitent à le croire. Parmi ces innombrables dévoiements où la raison se perd, le processus d’inversion de l’antiracisme en nouveau racisme n’est pas la moindre de ces aberrantes étrangetés. Le phénomène est connu, mais encore trop souvent mal compris. L’historien des idées Pierre-André Taguieff y consacre son nouvel essai, à la fois polémique et documenté.
En quoi consiste, globalement, ce retournement du vieux combat humaniste en son contraire ? Au nom de l’égalité première de tous les êtres humains et de leur universelle dignité, l’antiracisme historique travaillait à supprimer des discriminations sans fondement réel. Son idée fixe, son ultime objectif : effacer les couleurs de peau, faire qu’elles deviennent inessentielles.
Le nouvel antiracisme semble faire exactement l’inverse. Il ne connaît plus que « Blancs » et « Non blancs », considère les « racisés » comme innocents par nature et victimes par système. Les « Blancs », censés jouir de tous les privilèges, sont déclarés coupables, quoi qu’ils pensent, disent ou fassent. Répandue désormais sous mille formes, cette vision possède en fait, selon Taguieff, toutes les caractéristiques d’un nouveau racisme. Elle transforme en effet des apparences physiques en une sorte d’essence morale et enferme les individus dans des cases imaginaires et fixes.
Dès lors, le social devient purement racial, les inégalités étant jugées liées uniquement aux races. Pire encore, séparation et ségrégation se métamorphosent en armes de luttes qui semblent bien n’avoir plus d’antiracistes que le nom, la stigmatisation des Blancs remplaçant celle des Noirs, une idéologie d’exclusion succédant à une autre – au risque d’affaiblir une fraternité plus nécessaire que jamais, au moment où perdurent et s’intensifient, partout, discours de haine. Le tout en parfaite bonne conscience, puisque « seuls les Blancs peuvent être racistes » comme le soutient Robin DiAngelo, la sociologue américaine militante étudiant la « blanchité ».
Pierre-André Taguieff souligne les ravages de ce type de slogan en s’appuyant sur une documentation considérable. Il passe au crible des dizaines de publications, des années 1960 à nos jours, fustige les « pseudo-sciences » qui ont envahi les universités et dénonce les méfaits de la « paranoïa saine » prônée dès 1968 par William Gier et Price Cobb dans Black Rage. Cette paranoïa fait notamment de l’invisibilité du racisme « systémique » (attribué à l’Etat, aux institutions) la preuve même de son existence : il est d’autant plus efficace et terrible qu’il fait croire qu’il n’existe pas !
La nouvelle idéologie rompt sur plusieurs points cruciaux avec l’antiracisme classique : les préjugés ne sont plus les affaires des individus ni des groupes, mais des structures. La psychologie est congédiée : peu importe ce que croient et disent les acteurs. La réalité des processus sociaux est ignorée : tout le système est pourri, donc à détruire. Finalement, il ne reste qu’une croyance de type gnostique : les Forces du Bien (les nouveaux « antiracistes ») s’imaginent aux prises avec forces du Mal (tous les autres) dans un combat sans fin.
Pierre André Taguieff oscille entre froides analyses et attaques virulentes. Les imprécations contre ce livre courageux et rigoureux ne manqueront sans doute pas. Mais la déraison et ses vacarmes exigent, pour y résister, tantôt l’ironie et tantôt l’obstination calme.
L’ANTIRACISME DEVENU FOU
Le « racisme systémique » et autres fables
de Pierre-André Taguieff
Hermann, « Questions sensibles », 304 p., 25 €