Le réveil de la bête immonde
On connaît la formule : « Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde. » On se souvient que ce sont les derniers mots d’une farce tragique de Bertolt Brecht, La résistible ascension d’Arturo Ui – pièce rédigée dès 1941, mais célèbre bien plus tard, qui met en scène un Hitler maffieux, mâtiné d’Al Capone. On oublie souvent une phrase qui précède la formule finale : « Vous, apprenez à voir, plutôt que de rester les yeux ronds ». Car il faut apprendre à voir. Essayons donc.
Commençons par constater que nous n’appartenons plus aux temps de l’après-guerre qui virent triompher ce théâtre. On y célébrait l’écrasement de l’antisémitisme, tout en appelant au maintien de la vigilance. On mettait en garde sur les risques de retour du pire – assassinats, persécutions, insultes, humiliations des juifs. Aujourd’hui, nous y sommes confrontés, obligés de comprendre que la bête n’est jamais morte. Elle n’était affaiblie, tenue en bride. La voilà éveillée. Virulente, et transformée.
Car à présent la « bête immonde » n’incarne plus simplement la haine anti-juive version raciale, biologisante, celle du Troisième Reich. Bien sûr, cet antisémitisme-là vit toujours, on le voit même renaître en Allemagne, comme on l’a vu parader, l’an dernier, à Charlottesville, aux Etats-Unis. Mais d’autres formes à présent s’y ajoutent et s’y conjuguent. A Pittsburgh, celui qui vient d’assassiner des juifs dans la synagogue les tenait pour responsables d’organiser l’invasion des migrants. Sur un autre registre, distinct mais parallèle, Viktor Orban accuse Georges Soros de vouloir « noyer la Hongrie sous un flot de Musulmans ». Au Royaume-Uni, le travailliste Jeremy Corbyn ne cesse d’accuser les juifs de tous les maux du monde.
On objectera que ces faits ne se situent pas sur le même plan, et l’on aura raison. Rien de commun, au premier abord, entre les néo-nazis et des militants qui boycottent Israël pour soutenir la cause palestinienne, quitte à faire l’impasse sur la nature terroriste Hamas. Rien de commun, sauf une chose : au bout du compte, les mêmes victimes, rattrapées par l’immonde. Ainsi des femmes rescapées de la Shoah sont-elles assassinées aujourd’hui par d’autres que des SS, pour d’autres mobiles peut-être, mais toujours parce que juives. Ainsi Rose Malinger fut-elle tuée par balles, à Pittsburgh, la semaine dernière. Ainsi Mireille Knoll fut-elle assassinée, en plein Paris, à coups de couteau, le 23 mars 2018, par un voisin musulman fanatisé.
Que nous faut-il apprendre à voir ? Que les agressions antisémites ont progressé de 57 % aux Etats-Unis depuis le début 2018. Qu’en France la population juive, moins de 1 %, subit à elle seule plus de la moitié des attaques et injures discriminatoires recensées. Au pays de Zola, aujourd’hui, les enfants juifs vont à l’école sous protection policière. Les graffiti insultants sont monnaie courante, sans compter les coups et blessures. Des meurtres qui auraient, il n’y a pas longtemps, fait descendre dans la rue la nation entière, se commettent à présent dans une indifférence quasi générale. Bref, les digues sont rompues. La bête est là.
Ce qui la nourrit ? Toujours la simplification, plus encore que la haine. Il est si simple d’imaginer que tous les travers du monde n’ont qu’une seule cause. Il est si rassurant de croire les maux endurés ont toujours des responsables identifiés, qu’il suffirait d’exterminer pour que les malheurs cessent. Ce simplisme du bouc émissaire nourrit toutes les formesde l’antisémitisme – sa forme antique comme sa forme chrétienne, sa forme pétainiste comme sa forme gauchiste, sa forme musulmane comme sa forme antisioniste… Plus notre monde se révèle complexe, plus la bête immonde offre une issue simple.
« Agissez au lieu de bavarder » dit le final de Brecht. Mais comment ? N’avons-nous pas, inévitablement, un sentiment d’impuissance ? Pour agir, chacun à sa porte, commençons par ne détourner le regard. Ne pas nier les faits. Ne pas faire comme si tout allait bien. Surtout, ne pas croire que ces ignominies ne sont que l’affaire des juifs. Elles concernent chacun. Depuis quand chaque communauté ne serait-elle émue que par ses morts à elle ? Sans souci des autres, sans indignation indépendante des origines, plus d’humanité.
La seule arme contre la bête immonde est la solidarité – immédiate, sans faille, sans réserve, sans condition. Mais c’est une denrée rare, il faut bien le dire.