Savoir bien parler des non-dits
Drôles de machines, les phrases. Même quand elles paraissent très simples, tout à fait transparentes, bien souvent elles recèlent d’autres significations que la plus visible. Derrière le sens explicite, un autre se trouve caché et montré à la fois. Ces phrases à double fond et à double détente renvoie à un non-dit, qu’elles suggèrent sans pour autant le formuler explicitement. Et ces sous-entendus sont partout ! Dans le discours des comiques et celui des politiques. Dans les ellipses des poètes et les slogans de la publicité.
Innombrables, donc, ces phrases louvoyant entre silence et révélation et cultivant l’ambiguïté en virtuose. Pareilles sentences, truffées de galeries souterraines, peuplent les livres sacrés. Elles habitent les oracles et les prophètes, incitant à des interprétations sans fin. Mais elles prolifèrent également dans des domaines aussi dissemblables que la politesse, les allusions obscènes, les dissidences politiques… Contre langues de bois et discours totalitaires, les sous-entendus deviennent moyens de résistance, manières de parler en déjouant censure et répression.
Dans l’Antiquité, les savants nommaient discours « figuré », ou bien « fardé », ces manières d’insinuer et de biaiser, pour faire entendre un autre contenu que celui proféré. Laurent Pernot, professeur à l’université de Strasbourg, spécialiste de la rhétorique antique, à laquelle il a consacré une dizaine d’ouvrages, est un guide sûr pour ne pas se perdre dans ce dédale. Dans L’art du sous-entendu, il explique avec clarté, avec humour aussi, la grande diversité des procédés et des points de vue grecs et romains, dont la subtilité peut laisser admiratif. Mais l’historien, dans cet essai, élargit la focale, navigue d’Aelius Aristide à George Orwell, explique les théories linguistiques contemporaines, qui insistent sur les contextes et les connotations, sans oublier celles de la psychanalyse, qui ajoutent à l’insinuation volontaire les sous-entendus fortuits où se manifeste l’inconscient.
En fait, on s’en doute, l’affaire est compliquée, même si elle est amusante. Une chose est sûre : nous ne décidons jamais souverainement du sens des mots, contrairement à ce que professe Humpty-Dumpty dans Alice aux pays des merveilles (« Un mot signifie exactement ce qu’il me plaît qu’il signifie »). Mais nous ne sommes jamais capables non plus de « tout dire », de parler sans dissimulation, sans reste et sans ombre, sans rien en retrait. Le « franc-parler » des Grecs (cette « parrhèsia » que Michel Foucault a remise en lumière) est finalement une asymptote : on s’en approche, on ne l’atteint pas. Parce qu’aucune parole humaine, sans doute, ne peut échapper entièrement au non-dit. Le sous-entendu est son destin, la double face sa nature.
Aujourd’hui, ce constat n’est pas inutile. En effet, ce qui domine à présent est l’impératif de parler « cash » – direct, droit au but. Nuances et allusions sont en perte de vitesse. Les sous-entendus sont sous-évalués et passent pour des chichis inutiles. Les non-dits sont confondus avec des néants. Le flou est banni. L’indécidable, voilà l’ennemi ! La parole rêve d’être intégralement transparente, exclusivement efficace, uniquement utilitaire. Face à pareil cauchemar, l’art du sous-entendu ressemble à un antidote.
L’ART DU SOUS-ENTENDU
Histoire. Théorie. Mode d’emploi
de Laurent Pernot
Fayard, 336 p., 19 €