LE RAT D’HÔTEL, TROUBLE REBELLE

Un pyjama sombre est suffisant. La tenue cagoule et collant noirs est trop repérable. Attendre le milieu de la nuit, se déplacer en silence, sans chaussures, muni d’outils capables ouvrir les portes. Choisir les chambres les plus proches, après avoir repéré, dans le palace, les proies intéressantes. Pas de violence, pas de chloroforme. Le « rat d’hôtel », comme on le dénomme dès la fin du XIXe siècle, opère pendant le sommeil des clients. Il se fait passer pour respectable et riche, mène grand train, invite sans vergogne ses victimes au restaurant – avant de les dépouiller dans les ténèbres. Les risques sont grands, les gains aléatoires – titres, bijoux, espèces… tantôt choux gras, tantôt chou blanc. Mais la situation est des plus romanesques.
Rien d’étonnant à ce qu’une longue série de nouvelles, de films et de romans se soit emparée des silhouettes de ces escrocs mondains, femmes et hommes, qui écumaient les hôtels de luxe du Vieux continent, à la Belle Époque, de la Riviera à la Baltique. De 1900 aux années 20, c’est un festival ! Thomas Mann s’inspire des rats d’hôtel, Jean Lorrain aussi, Maurice Leblanc en colorie son « gentleman cambrioleur », Arsène Lupin, tandis que Pierre Souvestre et Marcel Allain imprègnent Fantômas de cette atmosphère. Toute cette galaxie littéraire et cinématographique s’enracine dans l’existence de quelques voleurs réels.
On découvre aujourd’hui que Georges Ostrowski fut sans doute le plus actif et le plus fascinant de la bande. Personne n’en savait rien. Il aura fallu une série de hasards, et la passion patiente de Patrice Lajoye, pour que ce ténébreux sorte de l’oubli. Le chercheur au CNRS, spécialiste de la mythologie des Celtes et des Slaves, s’est en effet attaché à rassembler les traces ténues laissées par l’escroc, d’origine russe, dans la presse européenne, les rapports de police et les archives judiciaires. Quarante années de forfaits, de combines et de larcins font d’Ostrowski le plus capé des arnaqueurs mondains. Se présentant sous quantité de patronymes, élégant et fastueux, se prétendant comte, rentier ou propriétaire, le mythomane cambrioleur a écumé les grands hôtels entre diverses arrestations, des séjours répétés en prison, et même une évasion.
Pourquoi fascine-t-il ? Ce vrai-faux fantôme, dont on ne connaît ni la date de naissance exacte, ni l’état civil véritable, ni bien sûr tous les forfaits, possède une force d’attraction bien plus vive que des acteurs de l’histoire mieux cernés et repérés. Il représente une variante particulière des « hommes infâmes », comme disait Foucault, en incarnant une menace secrète, tapie parmi les essaims d’oisifs riches. Au cœur du luxe, des paillettes et du champagne, ses larcins ont comme un parfum de trouble rebelle. Cette dissonance semble rendre ses forfaits plus attirants que répréhensibles. Au lieu d’être délinquant méprisable, il s’auréole d’un halo de subversion, se pare d’une panoplie d’aventures. De petit truand sordide, il tend à devenir prince des voleurs et génie du subterfuge. Il est vu comme artiste et comme créateur. Voilà qu’il réside entre le réel et la fiction, et ne relève plus de la police ni des lois.
La question est alors de savoir qui, dans cette histoire, ment le plus, à soi-même et aux autres : le bandit mythomane, ou ceux qui le parent de tant de vertus imaginaires ?
AUX ORIGINES D’ARSÈNE LUPIN
Ostrowski, rat d’hôtel à la Belle Époque
de Patrice Lajoye
CNRS Éditions, 190 p., 24 €