LIRE À PLUSIEURS L’ÉTHIQUE DE SPINOZA
C’est le traité philosophique le plus important des Temps modernes, mais aussi le plus déroutant. Publiée en latin en 1677, sans nom d’auteur, à la mort de Spinoza (1632-1677), L’Ethique, depuis trois siècles et demi, a exercé sur une influence immense, et fait naître des bibliothèques de commentaires. En principe destinée à tous, l’œuvre de quoi déconcerter, voire décourager. La forme, empruntée aux traités de géométrie, les subtilités d’un vocabulaire singulier, la visée à la fois théorique et existentielle du projet rendent l’approche délicate. Voilà pourquoi on n’a cessé d’expliquer et de traduire ce texte sans pareil.
Que peut ajouter, après tant d’autres, une nouvelle traduction française ? Les plus utilisées aujourd’hui semblent suffire à tous les usages. Celle de Charles Appuhn a certes vieilli mais reste utilement praticable (GF-Flammarion), celle de Robert Misrahi est fluide (Le Livre de Poche), et Pierre-François Moreau a proposé récemment la plus savante et précise des versions françaises (PUF). Doit-on relever le défi une nouvelle fois ? Peut-on apporter, sur ces pages mille fois scrutées, de nouvelles lumières ? A ces deux questions, le philosophe Maxime Rovère, à qui l’on doit notamment Le Clan Spinoza (Flammarion, 2017), répond « oui » sans hésitation.
Du strict point de vue du passage du latin au français, sa version se signale par des innovations de détail, qui modifient peu l’approche de l’œuvre. C’est plutôt dans sa conception même que cette édition de l’Ethique se montre originale. Car elle entend rompre avec la représentation habituelle : Spinoza navigateur solitaire, et ses lecteurs explorateurs sans boussole. Contrairement à ce qu’on croit trop souvent, le philosophe ne réfléchissait pas coupé du monde, seul dans le désert. Au contraire, son travail s’inscrivait dans une pratique collective, une série d’échanges continus, une vie intellectuelle et spirituelle collégiale. Tel est le point de départ de Maxime Rovère.
Dès lors, il n’y a aucune raison pour que la découverte, par chacun, de cette œuvre sans équivalent doive être une aventure en solo, la rencontre d’un texte nu et d’un lecteur démuni. Cette édition fait donc le pari de multiplier éclairages, explications et indications contextuelles. Leur multitude figure en page de gauche, le texte de Spinoza à droite. Cinq chercheurs ont rejoint Maxime Rovère dans cette entreprise, pour apporter un grand nombre de précisions sur les liens du texte avec plusieurs domaines cruciaux : la philosophie antique, la méthode de Descartes et l’histoire des sciences de son temps, les philosophies juives et la Kabbale, l’exégèse chrétienne, les rationalistes néerlandais. Rien d’étonnant, dès lors, que le volume atteigne un millier de pages, alors que le texte de Spinoza demeure peu étendu.
Cette série de mises en perspective transforme évidemment la lecture. Permet-elle à chacun de mieux s’imprégner intimement de la démarche de Spinoza ? C’est moins sûr. Faudrait-il, pour y parvenir, rendre collégiale la lecture de l’Ethique ? Devrait-on imaginer des clubs informels où se réuniraient, par petits groupes, lecteurs échangistes et « spinozistes anonymes » ? Ce n’est ni loufoque ni impossible dès lors qu’on admet l’hypothèse de départ : la conversion profonde que cette œuvre est censée produire n’est pas un processus solitaire. Mais ce n’est, quand même, qu’une hypothèse.
ÉTHIQUE
de Spinoza
Edition et traduction de Maxime Rovère
Notes de Filip Buyse, Russ Leo, Giovanni Licata, Frank Mertens, Maxime Rovère et Stephen Zylstra
Flammarion, 956 p., 35 €