LES LIVRES FONT L’HUMANITÉ
Ce fut la plus grande bibliothèque du monde. La première à faire ce rêve : rassembler l’univers, réunir toutes les cultures connues, embrasser langues et savoirs les plus divers, contenir enfin tous les livres, rouleaux, papyrus, tablettes. Elle voulut recueillir les textes Grecs comme ceux des étrangers – Égyptiens, Perses, Chaldéens, Scythes, Indiens, Juifs… – que l’appellation de « barbares » n’empêchait pas d’être savants ni d’être sages. Alexandrie, à partir du IIIe siècle avant notre ère, abrita ainsi des centaines de milliers d’œuvres, dans un entrelacs sans pareil de réalités archéologiques et de légendes sans nombre.
L’ombre d’Alexandre, sa démesure aussi, planent sur cette bibliothèque dont l’épopée se poursuit glorieusement durant des générations, avant le désastre qui la voue à disparaître. Cette extraordinaire aventure se confond avec l’histoire des livres comme avec celle des idées. Entamée sous l’impulsion de Ptolémée Sôter – général macédonien, compagnon d’Alexandre, devenu satrape d’Egypte au partage de son empire -, et sous le contrôle de Démétrios de Phalère, premier bibliomane de l’histoire, cette grande saga, au fil des siècles, révèle un paysage bigarré. On y croise, entre autres, des chasseurs de manuscrits expédiés au bout du monde, des disciples d’Aristote inventant classifications et catalogues, des grammairiens élaborant les rudiments de la philologie critique.
Avec un sens consommé du récit, et un vrai bonheur de plume, Irene Vallejo transforme ces données historiques en un périple picaresque, aussi haut en couleurs que sûr en références. Il n’y est pas seulement question de cette grande bibliothèque, ses réalités et ses mythes. En fait, ce gros volume érudit et lyrique, passionné et précis, doit se lire comme un grand chant d’amour aux livres, à leur diversité, leurs bienfaits sans nombre, leur simple modestie.
Le parcours est fiévreux. On y rencontre libraires ambulants, bribes d’œuvres détruites, auteurs aussi antiques qu’Héraclite, aussi modernes que Paul Auster. On y découvre au passage comment l’auteure apprit à lire, ce que les pages lui murmurent à l’oreille, ce qu’elle a ressenti en devenant enseignante. Le tout compose un tourbillon bigarré, un feu d’artifice unique en son genre de scènes réalistes et d’anecdotes, de digressions subtiles et de confessions sensibles. Cet apparent patchwork possède une cohérence secrète, fondée sur l’endurance de cet objet magique, « le livre à pages ». Il tient depuis deux mille ans (la cuillère, ou la chaise) alors que les dispositifs numériques sont périmés en quelques en quelques années.
Cette belle histoire a déjà rencontré le succès, avec 300 000 exemplaires vendus en Espagne, une presse anglo-saxonne enthousiaste, et Mario Vargas Llosa parlant de « chef-d’œuvre ». De quoi combler l’auteure, formée aux lettres classiques, mais aussi romancière. Son profil, mutatis mutandis, évoque celui d’Andrea Marcolongo, à qui l’on doit également des best-sellers internationaux issus d’une solide connaissance des œuvres grecques et latines. Ce sont désormais de jeunes femmes, savantes mais sachant vraiment écrire, qui transmettent aux nouvelles générations la ferveur pour les trésors de l’Antiquité, l’amour des livres, des mots et des idées. Leur credo commun : la grande foule des livres a transformé l’humanité, façonné ses rêves, ses désirs, ses émotions, ses pensées. Sans elle, l’humanité ne serait pas la même. Et, quoi qu’on en dise, cette saga n’est pas près de finir.
L’INFINI DANS UN ROSEAU
L’invention des livres dans l’Antiquité
(El Infinito en un junco)
d’Irene Vallejo
Traduit de l’espagnol par Anne Plantagenet
Les Belles Lettres, 560 p., 23,50 €