Diderot se moque de la frivolité féminine
Ce n’est pas un pays, plutôt un bric-à-brac. Tous les clichés de l’exotisme s’y entassent. L’action se déroule donc au Congo, où règne un sultan, tandis que des brahmines officient dans des pagodes. Les femmes sont recluses dans des harems. Dans Les Bijoux indiscrets, roman licencieux publié en 1748, Diderot (1713-1784) ne s’embarrasse guère d’exactitude ni de vraisemblance.
Quand Mangogul, sultan acquis aux idées nouvelles, arrive au pouvoir, il congédie les gardiens des appartements des femmes, abolit tout contrôle. Humaniste, il fait confiance à la vertu des épouses et même à celle des courtisanes. Toutes sauront rester responsables et dignes. Mais comment en être certain ? Le génie Cucufa en doute fortement, considérant les femmes comme un « troupeau de folles », à qui nul ne saurait se fier. Il offre donc à son maître une bague aux pouvoirs inouïs : quand on la tourne, elle fait parler le sexe d’une femme. Ce dernier raconte, à voix haute, à l’insu de sa maîtresse, toutes ses aventures, délices ou frustrations.
Expérience curieuse
Vingt-neuf essais successifs de la bague magique forment la trame de ce texte plus ou moins oublié, les bijoux en question étant évidemment les sexes féminins. Rédigé en une quinzaine de jours par un Diderot de 35 ans pour donner 50 louis à sa maîtresse d’alors, Mme de Puisieux, ce petit volume n’est pas un chef-d’œuvre. Mais ce n’est pas non plus la « grande sottise » dont le philosophe parlera plus tard, une fois devenu célèbre, semblant embarrassé d’une faute de jeunesse.
Toutefois, se plonger aujourd’hui dans ce « roman frivole où s’agitent des questions graves », comme dit Lessing (1729-1781), est une expérience curieuse. Au fil des pages, ce qui nous amuse – nous laisse perplexe, nous irrite… – n’est pas identique à ce qui distrayait ou non les lecteurs du siècle des Lumières, où le texte connut un vif succès (six éditions en quelques mois, une traduction en anglais, plusieurs reprises ensuite). Par exemple, nous pouvons sourire de l’apparente proximité entre certaines critiques politiques et notre actualité, notamment quand Diderot souligne combien « la félicité des sujets » constitue « l’exacte mesure de la grandeur des princes ». Il n’est pas étonnant non plus de constater que l’âme et la volonté dépendent du sexe : « Le bijou fait faire à une femme cent choses sans qu’elle s’en aperçoive. »
Désuétude lointaine
Mais pourquoi elles seulement ? Les sexes masculins seraient-ils donc muets, les pénis silencieux, les mâles toujours maîtres d’eux-mêmes comme de leurs désirs ? La fable est construite exclusivement autour des femmes, de leur supposée rouerie, leur évidente inconstance, leur duplicité native. Voilà qui n’amuse plus. Un sentiment ambigu se dégage du texte pour un lecteur du XXIe siècle, partagé entre la proche vivacité de certains traits et la désuétude lointaine de tant d’autres.
Quelques remarques de Diderot concernant le viol, les amours lesbiennes et l’inceste risqueraient même de susciter à présent d’intenses colères. Moralité : le rire aussi est historique – du moins en grande partie. Ce qui amusait hier peut exaspérer aujourd’hui, mais pas toujours, pas nécessairement. La vraie difficulté est de discerner entre les rires qui traversent tout – siècles, préjugés et cultures… – en demeurant vivaces, tenaces, inextinguibles, et ceux qui s’étiolent, se fanent, se périment parce que leur limite de validité est dépassée. Et ce tri n’est jamais simple.