VISITE DU GRAND BAZAR NIETZSCHE
Sous le nom de Nietzsche, on trouve tout. Et le contraire de tout. Cela rend cet insaisissable philosophe plus que tout autre fascinant, insupportable, enthousiasmant, exaspérant… selon les circonstances, les lecteurs, les contextes. Depuis plus d’un siècle, il n’a cessé d’être réinventé, reconstitué, scruté, glosé. Adulé et détesté, célébré et vilipendé. Et cent fois transformé, pour les besoins de causes qui n’étaient pas les siennes. Dans cet immense bazar de dithyrambes et de dénonciations, on croise quantité de Nietzsche en carton, découpés sur mesure : réactionnaire ou révolutionnaire, anti-bourgeois ou procapitaliste, moraliste ou immoraliste, antimoderne ou hypermoderne…
Pierre-André Taguieff explore ce foisonnant entrepôt en historien des idées comme en lecteur assidu de l’œuvre, aussi fervent que perplexe, et toujours désireux de demeurer lucide. Les Nietzschéens et leurs ennemis n’est pas seulement un panorama, extraordinairement informé, des interprétations politiques ou idéologiques de la figure de Nietzsche. C’est aussi une réflexion à facettes sur la cohérence interne et les contradictions multiples du philosophe au marteau, ses ambiguïtés, son exigeante singularité.
Le grand bazar des nietzschéens et des antinieztschéens est parcouru tous azimuts, de Paul Valéry à Peter Sloterdijk, de Thomas Mann à Albert Camus, de Stefan Zweig à Michel Foucault, de Gorki à Althusser, sans oublier Deleuze ni Clément Rosset… ni quantité d’autres. L’originalité du périple est en effet d’aborder pratiquement toutes les sortes de lectures, depuis les vieux bolchéviques jusqu’à l’ancienne nouvelle droite, des fascistes italiens aux soixante-huitards en convoquant universitaires, poètes, romanciers, théoriciens et politiciens.
Pour qui s’intéresse aux images de Nietzsche, à leur diversité et à leurs contrastes, cette somme constitue une mine d’informations remarquable. On imaginera son ampleur en sachant que l’index des noms cités couvre à lui seul une dizaine de pages et que la bibliographie – en dépit de quelques omissions, volontaires ou involontaires – occupe presque cent pages et rassemble plus d’un millier de titres.
Toutefois, le parcours suivi importe plus. Parfois désordonné, il est d’un vif intérêt. Car l’axe principal de la réflexion de Pierre-André Taguieff est avant tout de montrer, « par-delà l’éloge et le blâme », combien « nietzschéen » constitue une appellation paradoxale. Une fois écartés les thuriféraires complaisants, qui singent la prose de Nietzsche sans forcément la comprendre, une fois mis à l’écart les contempteurs acharnés, qui détestent habituellement une baudruche factice, reste-t-il des à proprement parler des disciples, et des adversaires ?
Finalement, s’il n’y a pas de « vrai nietzschéen », parce qu’il n’existe pas de « vrai Nietzsche », comment donc décrire la place occupée par ce géant étrange ? Philosophe sans réel système, penseur sans camp politique assignable, il incarnerait, avant tout, la lutte de la pensée avec elle-même. De cet éducateur sans école, l’œuvre demeure une provocation permanente à penser. Elle incite chacun à s’auto-saisir comme « esprit libre » sous le feu de ses provocations et transgressions. « Comprendre Nietzsche n’est pas acceptation, mais plutôt production active de soi » notait pertinemment Karl Jaspers, en 1950. Ce qui est bien plus vital que d’admirer, ou de détester. Mais combien plus difficile. Et interminable.
LES NIETZSCHÉENS ET LEURS ENNEMIS
Pour, avec et contre Nietzsche
de Pierre-André Taguieff
Cerf, 494 p., 24 €