Entre parenthèses – Semaine 7
Samedi 25 avril
R.-P.
« Aucun événement aujourd’hui « .
Ça s’est affiché à l’instant sur mon poignet. Notification de l’Apple Watch que Monique m’a offerte pour mon anniversaire, début février, dans l’ancien monde.
C’est curieux, intéressant aussi, « aucun événement aujourd’hui ».
Je comprends bien que la machine indique tout simplement qu’aucune donnée ne figure dans l’agenda du jour. Sinon, elle aurait affiché, « rdv avec X à 11 h », ou « appeler Z à 14 h 15 », ces sortes de choses.
Malgré tout, si c’était vrai, si rien, réellement, ne se passait… que se passerait il ?
Au premier abord, ce serait soulageant. Enfin, rien n’aurait lieu. Il n’y aurait plus de malades dans les services de réanimations, de cadavres dans les morgues, de faillites dans les entreprises.
L’événement Covid, dont souffre la terre entière, depuis peu et encore pour longtemps, serait annulé. Disparu, envolé, effacé. Aucun événement, aujourd’hui, donc pas celui-là.
Mais en fait aucun autre. Là, ça se complique. Aucun événement, c’est le néant, pur et simple. Rien n’arrive. Rien n’advient.
Un « événement », c’est d’abord cela : quelque chose arrive, instaure un avant et un après, parce que cela a eu lieu. Même si c’est infime, inaperçu, fugace… Feuille qui tombe, graine qui germe, cellule qui meurt, molécule qui se transforme, atomes qui s’agrègent, souffle de vent ou oiseau qui passe, ce sont des événements.
On n’en parle pas dans les journaux ni dans les titres de l’actualité. Dans l’infinité des événements du monde – astronomiques, microscopiques, chimiques, biologiques, sociaux… – nous découpons des ensembles. Ils nous paraissent saillants, significatifs. Ce sont des choses qui importent, sur fond de tout ce qui importe moins, ou pas du tout.
« Aucun événement aujourd’hui « , de ce point de vue, n’est pas possible. Cette annonce elle-même constitue un événement.
Il n’est pas pensable que jamais rien ne se produise. C’est même en cela que la pensée consiste : savoir que quelque chose se passe, tenter de le délimiter, de le comprendre, de s’en saisir par l’observation, l’attention, la réflexion. En d’autres termes : devenir attentif à ce qu’est un événement, à ce qu’on choisit d’appeler ainsi, de même qu’à sa nature, sa portée, ses conséquences
Aucun événement… Encore un leurre.
M.
Immunity or not immunity ? telle est la question insoluble du jour.
Hier soir, le Directeur général de la Santé affirmait « qu’aucune preuve n’existe de l’absence d’immunité pour les malades guéris du Covid« , l’OMS affirme à l’instant qu' »Il n’y a actuellement aucune preuve que les personnes qui se sont remises du Covid-19 et qui ont des anticorps soient prémunies contre une seconde infection« …
Combien de temps serons-nous soumis aux assertions contradictoires qu’attise ce virus pervers ? Réduits à l’impuissance, boussoles cassées, on ne peut, au mieux, que « se faire une religion », selon son humeur, ou supporter cette ignorance majeure.
Aujourd’hui, lors de notre promenade masquée dans les jardins du voisinage, l’absurde était au rendez-vous. Pratiquement aucun promeneur à l’horizon. Espaces verts déserts. Si ce n’est derrière nous, une femme, plus pressée que nous, qui souhaitait nous dépasser. Pendant une fraction seconde, hésitation commune sur la conduite à tenir : comme s’il fallait effectivement accepter l’idée que nous nous rapprocherions un instant pour que le dépassement ait lieu. L’absurde est qu’elle se soit soudain cru obligée de s’excuser de cette manoeuvre de rapprochement, sans doute vécue par elle comme une effraction dans notre fameux espace de distanciation. Le tout ponctué par un « bonne journée » résolument chaleureux et un sourire signifiant « amie, pas ennemie ». Abyssal. Qui craignait l’autre finalement ? Comment intégrer ces nouveaux codes ?
Dès que j’entends l’expression « distanciation sociale », me revient immanquablement le mot » lebensraum », espace vital, forgé par l’anthropologue et biologiste allemand, Oscar Peschel, adepte des thèses raciales. C’est ridicule, mais fait froid dans le dos.
Dimanche 26 avril
R.-P.
L’idée fait son chemin : l’air pourrait être porteur du virus. Pas seulement à proximité d’un malade, dans un périmètre restreint, mais sur de plus vastes distances. Des études scientifiques commencent à faire état du transport du virus par l’air conditionné, par les particules en suspension dans l’air pollué industriellement.
On semble ignorer, pour l’instant, si la quantité est suffisante pour transmettre la maladie. Mais on découvre, chaque semaine, de nouvelles voies de transmission, plus inquiétantes.
S’il suffit de respirer pour l’attraper, ce coronavirus devient la plus insidieuse de toutes les maladies.
Si ma mémoire est bonne, Empédocle, dans les légendes qu’on rapporte à son propos, aurait tendu des peaux de bœuf pour empêcher le vent d’apporter la peste à Agrigente, et aurait finalement détourné le cours du vent pour protéger ses concitoyens. Je mélange peut-être des histoires distinctes. Je me souviens, en tout cas, du vent, de la peste, et d’une intervention de ce philosophe-mage.
Mais c’était au temps où existaient des détenteurs de pouvoir occultes, détourneurs de vent, des philosophes capables de maîtriser les éléments. Nous n’en sommes plus là.
Nous n’avons que des scientifiques, infectiologues, épidémiologistes, biologistes, chimistes, biochimistes. Et des microscopes, des respirateurs artificiels, des tests, de la pollution industrielle. Et un virus inconnu, tenace, aérien.
M.
Donc les gestes barrière seront plus que jamais à l’ordre du jour du déconfinement, prévu dans quinze jours.
Ce qui, en clair, signifie la fin de tous les rapprochements instinctifs entre humains qui se veulent du bien, qui se veulent vivants c’est-à-dire en lien, en contact. Fin des embrassades, fin des frôlements, des accolades, des checks, des poignées de main timides ou énergiques, fin de la main qui pince gentiment une joue pour exprimer l’affection, fin du papier-ciseaux-cailloux et du tape-mains, fin de l’infra-verbal, fin du peau à peau tacite qui exprime ce que les mots disent autrement.
On le sait, le contact charnel est considéré comme décisif aux premiers instants de la naissance, mais quel rapport avec nous ? Nous ne sommes plus des enfants ! Pourtant, est-ce si sûr ? Ne faut-il pas plutôt penser que ce qui nous permet d’être complétement adulte, ce sont justement ces parcelles gardées, ces éclairs sensitifs qui nous relient aux premiers instants, comme une trame d’éprouvés invisibles, indéracinables, jusqu’à l’instant où une main ultime finit par nous fermer les yeux ?
Cette révolution anthropologique qui nous est imposée, pour notre bien, n’est pas assurée. Comme toute révolution, elle fera des morts. Insurgés. Réfractaires de la distance.
Lundi 27 avril
R.-P.
D’habitude, jouer les prolongations, ce n’est pas indéterminé. Au foot, c’est bien circonscrit. Dans la vie, c’est le temps qu’on arrive à tenir, le temps que les artères, les muscles, les neurones parviennent à s’activer encore. Cette fois, c’est bien plus retors et indéterminé.
Je viens d’y penser en recevant un message d’une bibliothèque, informant de nouveaux reports des dates pour retourner les livres empruntés.
Au début du confinement, les prêts en cours avaient été prolongés jusqu’au 5 mai. Je pressentais qu’il y aurait des accommodements. Le message reçu à l’instant précise que, les bibliothèques n’étant pas autorisées à ouvrir malgré le déconfinement, les retours d’ouvrages empruntés sont automatiquement reportés au… 5 septembre.
J’imagine aisément que ces ordres et contre-ordres, reports successifs et fermetures à rallonge doivent être réellement perturbants pour des étudiants, des thésards, des usagers intenses et actifs de cette bibliothèque, comme de cent autres.
Ces troubles ne m’atteignent que de manière indirecte et ne perturbent pas profondément ma vie ni mon travail. En revanche, ce qui me perturbe, outre un sentiment d’empathie pour ceux qui sont dans l’ennui et l’embarras, c’est ce que signale cette minuscule nouvelle.
Car ce fait microscopique dit immensément, à sa manière. Notamment que :
- les règles sont perturbées, probablement toutes les règles de tous les jeux, pour un temps non déterminé, à des degrés divers,
- les délais sont allongés, défaits, reportés, transformés, et là aussi dans pratiquement tous les domaines, toutes les activités, pour une durée inconnue,
- le retour à « la normale », la vie d’avant, le statu quo ante est improbable ou impossible à fixer
En attendant, on joue les prolongations. Mais sans savoir quand se termine la partie.
La drôle de parenthèse, comme on disait la drôle de guerre, n’est pas prête de se refermer.
M.
Annonce hier de la mort d’un ami d’enfance de Tunisie, mort à 72 ans du Covid. Puis celle d’Henri Weber ce matin. Figure de Mai 68, devenu sénateur socialiste, son nom parle moins à la jeune génération, mais a compté pour nous. Avis de décès en chaîne pour les « boomers » si gâtés par la vie dont le virus programme le terrifiant et impitoyable balayage. Pour ceux qui y survivront, il faudra se faire petits. C’est l’heure de la revanche et de la prise de pouvoir par la nouvelle génération moins exposée qui piaffait pour remplacer ceux qui s’accrochaient à leur fauteuil, avant d’avoir à s’accrocher à la vie, dégagés des entreprises, dégagés des écrans, dégagés de la vie. Désormais la ville leur appartient.
Depuis quelques semaines, les témoignages s’accumulant, une autre épidémie progresse plus sourdement : le désir de divorce explose, les couples vont mal. Dans mon seul petit environnement, trois ruptures se confirment. Le confinement semble jouer le révélateur accéléré de mise à mort d’histoires usées, achevées.
Comme dans les émissions de télé-réalité, mais sans caméra et à huis-clos. Submergés, chacun et chacune réévalue sa vie, à l’aune de la pression du confinement, meilleure preuve ou épreuve de vérité. Comme un test, à portée de mains celui-là, grandeur nature des conditions du supportable et de l’insupporté. Alors que certains se battent de façon acharnée en réanimation pour survivre, d’autres rêvent de réinventer leur vie pour le « monde d’après » leur couple.
« Monde d’avant », « monde d’après », suite : en réalité, l’expression qui monte, c’est « monde de maintenant », un monde qui s’étirerait à l’infini comme un long chewing-gum qui colle, dont on ne peut se dépétrer, un « monde avec le virus », pour longtemps. Il serait préférable, désormais, de remplacer le fameux et tant vanté slogan du « vivre ensemble » par un plus certain et plus lucide « vivre ensemble avec le virus ».
Mardi 28 avril
R.-P.
Après la stupeur, la sidération, l’angoisse, on se dirige vers la cacophonie et la confusion mentale.
Ceux-ci ont peur, ceux-là se moquent. Les uns se calfeutrent, les autres dansent.
Et ce n’est qu’un début.
Car les mesures destinées à préparer le déconfinement sont compliquées à comprendre, plus encore à mettre en œuvre et sans doute impossibles à rendre efficaces.
A la désorganisation du système de santé, de l’économie, de l’emploi risque donc de s’ajouter une dislocation du système mental.
Des parents qui ne savent plus s’il est prudent ou risqué d’envoyer leurs enfants à l’école, des vacanciers qui ne savent plus s’il est judicieux de partir ou préférable de rester, des vieux qui ne savent plus s’il est possible ou non de voir leurs enfants, des adultes qui se demandent, sans parvenir à répondre, s’il vaut mieux toucher leurs aïeux ou leur parler derrière une vitre, un écran, ou encore faire silence, des commerçants qui ne savent s’il faut ouvrir ou fermer, des contremaîtres qui se demandent quelles consignes de sécurité inventer, des nageurs qui hésitent à fréquenter les piscines, des foules de perplexes ou de têtes brûlées, des étourdis, des bravaches, des torturés, des insensibles partout juxtaposés, alternés, mélangés, heurtés…
La liste de nos incompréhensions, de nos perplexités, de nos désaccords, dissonances et incompatibilités s’allonge de jour en jour.
Il est possible qu’elle ne cesse de croître et de s’emberlificoter.
Jusqu’au moment où nous n’y verrons plus clair du tout.
Ceux qui ont remarqué les premiers que ce virus s’attaque aussi aux fonctions cérébrales ne croyaient pas si bien dire.
M.
Hier soir, pendant un moment, une lueur d’espoir au loin, comme si le tunnel avec bout existait, quand le Professeur Philippe-Gabriel Steg, qui co-préside le comité de pilotage spécial Covid au sein de l’AP-HP, a annoncé les résultats « très encourageants » d’une étude randomisée sur les performances anti-Covid d’un traitement habituel de la polyarthrite rhumatoïde, le tocilizumab, pour canaliser l' »orage inflammatoire » associé aux pneumonies et formes sévères du virus, permettant d’éviter éventuellement la case « réanimation ».
A ma grande surprise, j’en ai pleuré, mesurant alors le poids de ce que nous subissons par manque crucial d’horizon.
Pour tenir, il faut un fil d’Ariane. OK pour le tocilizumab, s’il tient la route et devient le point de départ d’autres découvertes.
Mais, déjà ce matin, une information venue d’Allemagne assombrit le moral. Alors que les Allemands ont entamé leur déconfinement quelques jours avant nous, le taux de létalité du virus semble galoper à nouveau et repartir à la hausse. Sisyphe versus Thanatos, remake inlassable.
Il n’y a aucune raison que ce schéma ne se reproduise pas ici dès le déconfinement dont Edouard Philippe pourra annoncer les modalités précises cet après-midi à l’Assemblée, sans aucune garantie sur ces inéluctables suites sanitaires.
Nous naviguerons sans fin entre débordements du déconfinement, risques de saturation renouvelée des hôpitaux, sans compter l’immense gueule de bois à l’annonce des chiffres de faillite et de chômage.
Comme avec les mantras bouddhistes, il ne nous reste plus qu’à répéter « tocilizumab, tocilizumab… »
Mercredi 29 avril
R.-P.
Une société à la carte, à multiples vitesses, tâtonnante, essayant de s’en sortir sans savoir où se tourner ni comment faire, prise entre lassitude et rébellion, crainte et indifférence, une société où quelques-uns vivront normalement, à leurs risques et périls et d’autres cloîtrés par nécessité, où la plupart changeront plusieurs fois d’attitudes, d’habitudes, selon les consignes, les humeurs, les rumeurs, une époque (de quelle durée ?) où l’état de l’opinion ressemblera à un ciel de traîne avec des embellies et des obscurcissements soudains, selon les découvertes, les ravages, les espoirs et désespoirs… voilà ce qui nous attend.
M.
Je ressens combien ce qui m’est le plus nocif, comme tout au long de ma vie, mais de façon plus aigüe en ce moment, c’est l’attente. L’idée d’une attente sans borne, une attente démunie qui excède ce qui est supportable. Il y a sûrement, pour certains, des attentes exquises, comme des promesses d’à-venir, des attentes confiantes, des attentes dubitatives incertaines de leur résultat comme aux examens, des attentes indifférentes, mécaniques comme à l’arrêt de l’autobus, des attentes presque trop tôt interrompues… Moi, je parle de l’attente aux aguets, aveugle, muette, pétrifiée, sans cesse déçue, l’attente qui se refuse d’abord à entériner son échec avant de s’y soumettre, qui se laisse couler dans un lent désespoir, qui oblige à se murer en soi pour ne plus l’endurer, l’attente qui n’attend plus rien. Sans Godot imaginaire. Dénuée.
Ce Covid hermétique, si difficile à cerner, me force à y revenir et se présente comme une nouvelle torture toujours plus raffinée pour ces asphyxiés de l’attente. Qui n’ont d’autre solution paradoxale de survie que le renoncement anticipé à tout espoir.
Jeudi 30 avril
R.-P.
Faire vivre une société hypercomplexe, hyperdéveloppée en tentant de restreindre la propagation d’un virus hypercontagieux, hyperdangereux…casse-tête à peu près insoluble.
Dans les temps qui viennent, chaque geste, chaque jour, va devenir source de questions sans réponses, de contradictions sans fin.
Qui peut sortir ? Quand ? Pourquoi ? Habillé comment ? Combien de temps ? En prenant quelles précautions, en suivant quelles consignes, en empruntant quels itinéraires, quels moyens de transports ?
Des enfants à l’école et d’autres non, certains à la cantine et d’autres pas, avec des masques ou sans masque.
Des parents au travail et d’autres pas, un département où l’on peut sortir sans s’attrouper, et celui d’à côté où c’est interdit, rien n’empêchant de passer de l’un à l’autre.
Un entrelacs de frontières, de barrières, un labyrinthe de règles, utiles ou illusoires, changeantes ou fixes.
Des accessoires à n’en plus finir, gants, masques, gel, savon, des habitudes à prendre, à perdre, à renouveler.
Des process inédits et des usages caducs.
Des terreurs inutiles et des imprudences ignorées.
Des rumeurs, des croyances, du bon sens, des règles de base.
Des cafouillages et des catiminis.
Et la somme de tout cela, que personne ne peut calculer à l’avance, donnera plus ou moins de cercueils, plus ou moins de sourires, plus ou moins de vie, de travail et d’avenir.
Cela s’appelle-t-il une époque ?
M.
Comment y voir plus clair ? Comment donner sens à tout cela ? Individuellement, collectivement.
Entre apathie et précipitation, il faut, je crois, vaille que vaille, tenter d’abord de ne pas forcer l’explication, de ne pas contraindre le sens de cet événement par les classiques échappatoires que sont l’explication univoque, la désignation du coupable, ou bien le déni qui enjambe la traversée de l’heure, ou encore l’élaboration hâtive de prophéties rétrospectives, de pacotille.
Comment s’écarter à la fois des pensées magiques consolantes à bon compte et d’un usage de la raison imbu de lui-même ?
Il me semble qu’il s’agit, plus encore que de travail de pensée, de rythme, de trouver le rythme, ou mieux de se laisser porter par lui. De supporter de ne pas comprendre, de se mettre sur pause, mais une pause active qui peu à peu laisse émerger des éléments, des bribes de compréhension, mais seulement dans l’après-coup. Là, nous sommes encore « dans » ou « sous » le coup, si l’on peut dire.
L’après-coup qui donne sens à un tel traumatisme collectif implique d’avoir une vue remaniée qui retricote passé et futur, une vue prospective et rétrospective à la fois. Sous d’autres éclairages. les cicatrices parlent autrement que les blessures ouvertes.
Décidément, c’est trop tôt, donc inutile de faire semblant. Seule certitude : l’impatience serait mauvaise élucidatrice.
Au fait, la Ministre des Sports a résolu (pour l’instant) la question que je me posais ici-même il y a trois semaines à propos de cette « zone slipstream » que laisse les joggeurs derrière eux qui fait trace « aérosol » : elle est bien de dix mètres, et non de deux comme indiqué auparavant…
Trois semaines, c’est exactement le délai qu’il a fallu pour que la Chine prenne garde à l’alerte lancée par ce jeune médecin empêché violemment de parler et qui est mort depuis du virus. Ces trois semaines ont fait d’une simple épidémie locale une pandémie ravageuse. Que l’on ne vienne plus pompeusement gloser devant moi sur le « principe de précaution de Hans Jonas » vanté et rabâché par ceux qui étalent leur savoir et leurs leçons bien apprises. Pour rien.
Vendredi 1er mai
R.-P.
« Ma pensée n’impose aucune nécessité aux choses ».
Peut-être est-ce la phrase la plus importante que Kant ait écrite. Du moins à mes yeux. Parce que c’est le constat le plus utile, le plus modeste et le plus difficile qui soit à opérer.
Ce diagnostic est plus que jamais de circonstance.
Parce que nous ne cessons de rêver que le virus s’évanouisse, sous l’effet de l’été ou de la magie, de vouloir qu’il soit éradiqué, contré par d’efficaces traitements ou par un hypothétique vaccin. Nous projetons un temps différent, un monde d’après, une normalité retrouvée.
Mais nous avons beau penser, fantasmer, imaginer, le réel est là, impassible, persistant, dur.
Rien de ce que nous pensons seulement n’y changera quoi que ce soit.
Nous devons agir, au moins à la marge. Compatir, nous émouvoir, nous entraider. Et plus encore chercher, inventer, décider, œuvrer. Et ces actes deviendront des choses, parce qu’ils impactent le réel, et ne sont pas que des pensées.
Mais il y faut du temps, de la patience, de la concertation, des échecs et tâtonnements, des ruses tissant l’intelligence et le monde.
Si nous nous contentons de penser, le monde se contente de persister, insensible à nos frayeurs, nos rêveries, nos mirages. Peu importe que nous soyons là, sanglotant ou riant.
C’est exactement ce que cette épidémie fait constater. Chaque matin, nous retrouvons le cauchemar du réel. Nous avions cru penser à autre chose, autrement, un moment. Cela n’a imposé aucune nécessité aux progrès silencieux du virus, à ses ravages. Une épreuve du réel dont chacun se serait volontiers passé. Mais peut-être y a-t-il quelque chose à en faire.
M.
Premier Mai, sans muguet, sans clochette, sans cortège, sans travail. En réalité, une fête étrangement calme et silencieuse du travail sinistré, avec en ombre portée cette cohorte massive de chômeurs qui s’avance inexorablement, sans qu’on arrive encore à l’éprouver, à la toucher du doigt.
Les projections mondiales catastrophiques évoquent des millions de travailleurs mis sur le carreau. Mais comme pour les bilans de morts du Covid, on ne peut les appréhender que s’ils s’incarnent dans des visages, des témoignages. Ceux de ces précaires, CDD, stagiaires, que les entreprises commencent à élaguer. Ceux de ces jeunes diplômés qui, pour leur entrée dans la vie professionnelle voient leurs espoirs dérobés par ce tour de passe-passe piégé tendu par le virus.
D’une sidération à l’autre, sanitaire ou économique, nous allons au jour le jour, suspendus à l’instant, occupés à négocier à la loupe les moindres détails de notre confinement pour éviter surtout le cadrage dézoomé, pour différer tant que possible, ce moment du réveil et de « l’horreur économique ». Peut-être pour des années. Tous ne seront pas logés à la même enseigne, numérique ou pas. Retrouver plus de sens à donner à son travail comme le réclament beaucoup dans la nouvelle génération, deviendra un luxe ultime. Il est à craindre que la priorité sera juste d’au moins retrouver une activité qui permette d’assurer sa subsistance. La précarisation a de beaux jours devant elle. On se sent honteux – en tant que vieux – d’être plus épargné par cette réalité économique là, si ce n’est par la menace sanitaire de l’heure.