Entre parenthèses – Semaine 1
Samedi 14 mars 2020
R.-P.
Cette fois, nous sommes entrés dans le dur. On ne parle plus de petite grippe. L’épidémie est là. Il est devenu nécessaire de changer la totalité de nos habitudes, de nos manières de vivre, de réfléchir.
Voilà qui paraît très simple et qui bien évidemment ne l’est pas.
J’ai donc décidé de tenir un journal de bord pour noter chaque jour quelques idées, impressions et informations qui émergent.
Je vais proposer à Monique d’en faire autant, d’écrire elle aussi, jour par jour, ce qu’elle éprouve et ce qui la fait réfléchir. J’espère qu’elle sera d’accord, j’espère qu’ainsi nous apprendrons, au fur et à mesure, quelque chose sur ce que cette étrange catastrophe nous fait vivre.
A dire vrai, je ne sais pas exactement pour quelle raison je souhaite tenir ce journal. Sans doute pour me rassurer. Ou bien pour ne pas perdre le fil. Pour tenter d’y voir, sinon clair, au moins quelques lueurs. Ou encore pour laisser, à ceux qui viendront plus tard, des bribes de témoignage, des fragments d’un temps qui s’annonce à la fois chaotique et décisif. Et qui est allé si vite…
Il y a seulement 2 mois et demi, très peu de temps, une dizaine de semaines, personne n’aurait pu imaginer. On fêtait l’arrivée de la nouvelle année. Parmi les nouvelles, dans quelques dépêches que nul ne remarquait, était signalé un virus, sur un marché, au cœur de la Chine. Aucune importance. C’était loin, circonscrit, inintéressant.
80 jours plus tard, il a fait le tour du monde, détraqué presque partout les bourses, le tourisme, le travail, et finalement bouleversé le quotidien de centaines de millions de personnes.
Depuis hier, j’ai décommandé tous mes rendez-vous. Nous avons fait livrer des provisions pour plusieurs semaines, et nous allons vivre à peu près constamment confinés, entre les informations, les lectures, de rares promenades, de la gymnastique quotidienne, des travaux d’écriture. Et ce journal, mêlant détails pratiques et tentatives d’analyse.
M.
Pour ceux qui, de par leur histoire ancienne, sont comme moi particulièrement sensibles à l’idée de danger, aux menaces, vitales, mortelles, ce virus s’est installé très vite comme une évidence. Sans effet retard.
Mais le fait d’être particulièrement réactive à son imminence ne diminue ni la crainte ni l’angoisse, ne permet nullement de maîtriser la peur. Cela permet juste d’anticiper. D’avoir fait très vite le choix de l’auto-confinement, sans attendre, deux bonnes semaines avant les mesures des autorités.
Accepter la puissance indomptable de l’aléatoire, l’inéluctable du calcul exponentiel, s’imposait. Septième sens ou simple réminiscence de peurs archaïques ?
Un banal rhume qui s’est déclenché à notre retour de Bruxelles prend soudain des allures inquiétantes. Je prends et reprends ma température, et traque chaque éternuement comme signe annonciateur d’autre chose qui pourrait advenir sans crier gare. Basculer dans la maladie est si vite arrivé en ces temps d’incubation non contrôlée…
Je me répète le chiffre 15 des urgences que, tout au long de ma vie, j’avais toujours été incapable de mémoriser, au point de l’avoir noté sur un post-it placé dans une boite sur ma table de nuit.
Comme si ce cygne noir autrefois décelé par Nicholas Taleb, jamais attendu et d’autant plus implacable, capturait, condensait en lui toutes nos autres peurs soudain dépassées.
On parlait de collapsologie, d’apocalypse à venir sans prendre garde à la menace de l’instant, invisible, venue par hasard de Chine.
Dimanche 15 mars
R.-P.
Depuis hier soir minuit, la France est à l’arrêt. Bars, restaurants, cinémas, théâtres et musées sont fermés pour une durée indéterminée. Ce qui n’est jamais arrivé dans l’histoire, à aucun moment.
L’annonce n’a été faite qu’en toute fin d’après-midi. Comme il était prévisible, des hordes d’idiots ont fait la fête en hurlant qu’on n’allait pas les empêcher de vivre. Comme s’ils voulaient résister, défier le virus, ne pas plier. Il n’y a pas de vaccin contre la bêtise.
Quand des terroristes tuent aux terrasses des cafés, continuer à s’y asseoir est un acte sensé, une résistance montrant qu’on ne se laisse ni effrayer ni intimider.
Mais ce virus n’est pas un ennemi humain. Il n’a ni intention ni plan ni volonté de tuer. Vouloir le braver est juste signe de stupidité.
Affaire de jeunesse, certes. Il se pourrait qu’à vingt ans j’en eusse fait autant, avec la conviction, immense et ridicule, d’être invincible, plus fort que tout, capable de repousser n’importe quelle contagion.
A sa manière cette épidémie est une lutte des âges. Les perdants, les fragiles, les sacrifiables sont ceux aux cheveux blancs.
J’ai commencé à comprendre que j’étais vieux. Les plus de 70 ans ne doivent pas sortir de leur domicile. J’en ai 71 depuis un bon mois. Cet âge me semblait jusqu’à présent une question théorique. Je le savais, mais sans en éprouver réellement l’existence. Voilà que je me découvre exposé. Si j’attrape cette merde, j’ai plus de risque d’y rester que les autres. C’est une impression étrange. Intéressante, aussi, par ce qu’elle enseigne.
Vivre chez soi est agréable. Nous avons de quoi nous nourrir, nous laver, nous occuper, nous distraire et nous reposer. Ce qui rend la situation bizarre est de penser qu’elle est obligatoire, que c’est une mesure de survie, une manière d’éviter les risques pour soi et de préserver les autres. Très déconcertant aussi, le contraste permanent entre le calme des lieux, la sérénité des gestes, et la pensée constante d’un désastre qui rôde, l’idée que des gens étouffent et meurent, et qu’ils vont être de plus en plus nombreux.
Le confinement est un dédoublement. On est ici et ailleurs, ailleurs parce qu’ici. Tout est normal. Rien ne l’est.
La France vote, du moins officiellement. Premier tour des élections municipales, ce dimanche. Nous voulions voter. Monique et moi avons décidé de ne pas bouger. Elle a fait un gâteau, et de la pâte à pizza. On regardera les résultats, ce soir, sur les chaînes d’info. Il faut savoir décider ce qui est important et ce qui ne l’est pas. Quitte à se tromper, évidemment.
M.
Ça y est, le confinement a été largement imposé hier soir. C’est inquiétant mais c’est aussi un soulagement, car la prise de conscience du danger réel, encore trop peu partagé s’installe enfin. Je m’appuie sur ce sentiment d’être protégée par le cocon de la maison, douillet, routinier, rassurant. Et bien sûr par Roger-Pol.
Et puis soudain, comme par effraction, venues de pas si loin, ces paroles brutales, sans appel, de Jean Rottner, président de la région Grand Est, lui-même médecin, qui décrit ce qu’il vit, ce qu’il voit : « Des jeunes qu’il faut intuber de toute urgence, des personnes âgées balayées en quelques heures, des équipes médicales qui arrivent à saturation complète après 15 jours de mobilisation, des gens en pleurs, la peur pour soi et pour ses proches. Quand on est dedans, les choses sont extrêmement compliquées » …
Je me sens alors coupable d’un possible relâchement de ma vigilance. Comme si l’éprouvement, émoussé par l’enclos de ma chambre, avait toujours un temps de retard sur la réalité.
Il y a aussi cette sidération muette, insurmontable, devant l’ampleur des projections géométriques chiffrées. Implacables. Encore impensables.
Dès que les morts prennent visage, rien n’est plus pareil. La photo de ce couple d’Italiens de 82 et 86 ans, morts à quelques heures d’intervalle, après avoir attendu une prise en charge venue trop tard. Et la douleur de leur fils, qui refuse d’accabler les services de santé débordés, exténués.
Depuis le commencement, il y a pour moi quelque chose de scandaleux autour de ce pudique taux de « létalité » qui concerne surtout les » vieux », taux qui navigue selon les jours, et tente par la magie des pourcentages de se faire passer pour moins terrifiant qu’il ne l’est. En l’espace d’à peine trois mois, près de 6 000 personnes ont disparu brutalement, sans signe avant-coureur alarmant.
Malgré la gravité du moment, je ne m’interdis pas de savourer cet instant de revanche enfin pris par l’Italie, si injustement moquée, méprisée, insultée depuis le début pour sa prétendue désorganisation par ces Français si sûrs d’eux, si déplacés. Mince consolation, pourtant…
Une simple promenade dans le square ensoleillé et désert en face de chez nous, cet après-midi, accentue l’incongruité du moment. La lumière printanière, en avance, parvient à peine à masquer le trouble de l’heure.
Et ce soir, déjà comme une sale habitude, encore une fois, les chiffres.
Lundi 16 mars
R.-P.
Tout le monde, depuis ce matin, répète que le confinement général est décidé, et c’est sans doute ce que va annoncer, ce soir, à 20 h, le Président de la République.
Je viens d’écrire « tout le monde répète », alors que je n’ai rencontré personne, à part Monique, depuis le lever du jour. Voilà encore une des évidences dont nous prenons mieux conscience depuis que nous voilà assignés à résidence : isolés physiquement, nous ne le sommes pas socialement – ou culturellement, ou politiquement, je ne sais comment dire.
Si solitaires que nous soyons devenus, nous demeurons en permanence saturés d’informations, fausses ou vraies, de discussions, d’avis, de documents, de vidéos bouleversantes ou de provocations stupides. Comme d’habitude, sans doute.
Mais aussi autrement. Parce que le contraste est plus vif que jamais entre notre isolement – pas de visites, plus de sorties, finis les restaurants, les voyages, les amis, les spectacles… – et la présence constante du bruit du monde. Qui crie si fort. Qui s’angoisse et souffre.
De tous les étranges sentiments qui commencent à nous traverser d’heure en heure, celui-ci est pour moi l’un des plus vifs : coupé de tout et lié à tout, sans contact avec mes semblables et les ressentant présents à chaque seconde.
Sans doute est-ce une des faces de ce que j’ai appelé dédoublement. Ce n’est pas la seule. Détention et liberté en est une autre. Car en un sens nous sommes détenus. Confinés, enfermés, demain sans doute contraints par des règles strictes, qui risquent de se durcir au fil du temps. Pourtant, dans cet entre soi, entre quatre murs, la curieuse impression s’accentue d’être chaque jour plus libre.
Libre de rêver, de penser, de divaguer, de s’émouvoir et de s’indigner, de s’inquiéter, de se rassurer. De ne rien faire qu’éprouver. Fini, le temps des activités enchaînées. Ce qu’ouvre le confinement est le retour à l’existence inactive.
Celle que les Romains appelaient « otium », qui n’est pas vraiment le loisir (qui peut devenir suractif), mais le temps sans affairement, sans autre tâche que vivre, simplement.
Rien de plus essentiel. Rien pourtant que nous ne tentions de fuir, d’habitude, par tous les moyens. Le moindre instant vacant doit être occupé, par un jeu vidéo, une application, une série, une activité qui nous divertit, c’est-à-dire nous détourne, de la pure présence du monde, des choses, de l’instant.
La liberté que le confinement prodigue n’est pas si paradoxale qu’on pourrait le penser. Elle est d’abord faite de la perception, ravivée, de notre autonomie au cœur des contraintes. Plus les contraintes sont fortes, plus le caractère absolu de cette autonomie nous devient évident.
C’est le vieux dispositif des Stoïciens : ce qui dépend de nous, et ce qui n’en dépend pas. Il dépend de moi de prendre le maximum de précautions, mais il ne dépend pas de moi que le hasard me fasse attraper, malgré tout, le virus. Tout ce qui dépend de moi, en ce cas, c’est mon attitude envers la maladie.
Plus simple à dire qu’à faire. Comme si je pouvais être indéfiniment maître de mes sentiments, de mes attitudes, de mes désirs. Les Stoïciens connaissaient les épidémies. Pas la psychanalyse.
M.
La peur s’installe, si j’ose dire, enfin. Nos préoccupations d’il y a déjà trois semaines rejointes par d’autres. On se sent moins seul, moins « parano ». Sans doute, la brutalité massive de l’événement a mis du temps pour se frayer un chemin. Et nous laisse encore sidérés. Le paysage mental de chacun devient flou, se retrouve en jachère. Tout est à repenser, même si cette séquence aura forcément une fin. Roger-Pol a raison d’insister sur le fait qu’il s’agit aussi d’une expérience philosophique à traverser.
Ce qui frappe avant tout, c’est ce surgissement d’un événement, pur Evénement que rien n’annonce, qui s’impose dans sa nouveauté absolue, inédite, sans aspérité à laquelle s’accrocher pour l’appréhender, et qui soudainement mobilise tout de nous. Le hasard fait retour, ce qui n’est pas une si mauvaise nouvelle d’ailleurs. Pour déjouer notre arrogant désir de maîtrise. L’événement est une surprise, crée la surprise, se joue de l’ordre, le déjoue. Et nous oblige à rebattre les cartes. L’événement ne va pas sans un avant et un après.
Un événement qu’aucune cause ne suffit à justifier dans sa sourde puis inéluctable émergence, qui excède la simple rationalité, qui perturbe le jeu habituel des causes et des effets, et son avènement mécanique.
Donc, plus d’échappatoire. Je crois que la seule issue possible c’est l’adaptation. S’adapter chaque instant, chaque jour, en renonçant à toute anticipation qui rassurerait à trop bon compte.
Comment endurer l’incertitude quand, soudain, des bouffées de peur s’emparent de moi et déjouent toute ma fragile organisation ?
Les appels des proches se multiplient, pour partager l’inquiétude, la dompter un tant soit peu.
Je veux continuer à garder mes rythmiques à moi : faire ma gym, ranger la maison, m’informer. J’ai besoin de ce cadre d’habitude alors que tout est bousculé.
Dans ce temps de crise si singulier, on assiste au retour triomphal de l’expertise, forcément scientifique. Internet avait favorisé la prolifération d’une kyrielle de pseudo experts de tout et n’importe quoi, voilà le retour en force de la Science avec un S majuscule. On se choisit les puissances tutélaires adéquates pour se rassurer.
Mais le risque de déchanter nous guette quand leurs connaissances de savants, de sachants, trouveront à leur tour leurs limites, et nous laisseront sans abri hermétique face aux menaces.
Mardi 17 mars
R.-P.
Comme si chaque jour devait marquer un cran de plus, le confinement total a été décrété hier soir, avec effet aujourd’hui à midi. Personne n’est plus censé sortir, sauf dérogations dont la liste est constituée. On ne doit plus mettre un pied hors de chez soi sans avoir rempli une « attestation de déplacement dérogatoire », datée et signée. Ce qui n’empêche évidemment pas les uns et les autres de continuer, ce matin, à faire cohue dans les marchés, foule dans les gares et à se contaminer à tour de bras, comme si de rien n’était.
Il y a quelque chose d’atterrant, même si l’on sait que c’est inévitable et usuel, dans le constat de cette inconscience et de cette indiscipline. Sans doute est-il difficile pour beaucoup de changer leur trajectoire d’un coup, rapidement. Sans doute l’arrêt de toutes les activités fait-il peur. Sans doute la stupidité est-elle, plutôt que le bon sens, la chose du monde la mieux partagée…
Il n’empêche, cette force d’inertie a quelque chose d’étrange. Depuis des jours, déjà, l’arrêt s’est mis en place. Progressivement, j’ai vu s’annuler mes engagements, se défaire tout l’agenda. Il y a ce que j’ai moi-même décommandé, par prudence comme par civisme, et ce que j’ai vu disparaître en cascade, en raison des décisions publiques.
Comme un effet domino, la fermeture des librairies entraîne le report des publications chez les éditeurs, la cessation du travail des attachées de presse, qui rejoignent dans la blancheur de l’agenda les rendez-vous disparus chez le kiné ou chez divers amis, les voyages annulés, les conférences reportées et tutti quanti…
Ce qui n’est rien, évidemment, à côté de la vague que l’on sait en train de monter. Des malades et des morts par centaines, bientôt par milliers et dizaines de milliers. La difficulté est de savoir comment tenir et se tenir. Laisser aller entièrement la compassion, le désespoir et la terreur semble impossible car ils nous submergeraient, au risque de la folie. Tout endiguer, contenir, vitrifier est tout aussi impensable, car c’est risquer l’inhumain, la barbarie. Alors, comment ?
J’avoue n’en rien savoir. Je veux dire rien de sûr, de fixe. Rien qui vaille. J’avoue osciller, tâtonner, entre défiance envers la raison et défiance envers la sensibilité.
Je me défie de la philosophie qui veut étouffer l’émotion. Les Stoïciens, après tout, sont aussi des monstres. Sénèque ne dit-il pas que le sage, apprenant la mort de sa femme et de son enfant, ne se laisse pas troubler ? Ce n’est pas de la sagesse, mais de l’inhumanité.
Rousseau, en ce sens, à raison de dire que le philosophe, en se raisonnant un peu, est capable de laisser un malheureux mourir sous sa fenêtre. Dans toute tête pleinement philosophique, il se pourrait qu’il y ait un idéal d’éradication du cœur. De cela, il faut se tenir à l’écart.
Mais je me défie également de l’émotion emportant tout. Des innocents vont mourir en nombre, beaucoup sans doute dans d’atroces souffrances. Sans motif, sans explication, sans justification. Je sens que c’est intolérable, insupportable. Mais pour le supporter, je me raconte que c’est ainsi depuis que le monde est monde, que mes sanglots n’y peuvent rien. Et que ces morts que je ne connais pas ne m’empêchent pas de vivre, de rire et de jouir.
Et je trouve que c’est monstrueux, mais humain.
M.
Ce matin, une heure avant le début officiel de confinement fixé à midi, nous avons tenté de faire quelques courses, mais avons rebroussé chemin très vite devant le peu d’attention de chacun au respect des mesures de distanciation…
Finalement, cette peur du manque qui m’accompagne souvent dans la vie m’a servie, pour une fois. Nous ne manquons presque de rien pour l’instant puisqu’en temps normal (sic), j’achète souvent en double ou en triple, par peur d’être en rupture…
Les Parisiens désertent Paris depuis hier soir pour se réfugier à la campagne. Comme si la ville devenait en tant que telle l’ennemie mais toujours pas le virus, qu’ils emportent avec eux. Le déni organise ses détours, déplacés, jamais reconnus. On se sent un peu plus abandonné à sa solitude. Mais peut-être plus responsable.
Le médecin de ma nièce, vient de lui confirmer par téléphone que son symptôme de toux ressemble furieusement à un Covid 19… elle n’a pas d’autre symptôme pour l’instant.
Cela n’arrive pas qu’aux autres : voilà une formule que je ressasse tout au long de ma vie, à qui veut l’entendre, tellement j’ai toujours été fascinée par cette joyeuse inconscience, cette organisation mentale rassurante qui permet de s’exclure tranquillement de tout risque pour soi. Une façon de s’en tenir au point de vue de l’observateur, jamais acteur du jeu en roue libre de la vie et de ses aléas, ou seulement quand on le décide.
Ce flot obsédant d’informations continues qui happe, fascine, lasse ou s’impose tour à tour.
Ce matin, des gens interrogés confirment qu’ils ne sont toujours pas sûrs de se soumettre au confinement… Les bravaches, des cons.
Moi qui vivais étrangement, depuis quelques mois, un véritable basculement dans ce statut imposé de retraitée de fait, me voilà moins seule alors que tout le monde se retrouve en retrait, retiré, pour un moment.
J’ai le sentiment que le monde s’est mis à mon diapason : piètre, dérisoire et, je l’espère, fugace consolation.
A peine au premier jour du confinement, à la fois une lueur d’espoir avec cette courbe qui freine en Italie et une question à propos de la chloroquine, qui pourrait être efficace pour combattre le virus : certains sont pour, comme le professeur Didier Raoult de Marseille, et des experts chinois, qui militent pour son usage, d’autres décrivent la longue liste de ses lourds effets indésirables : qui croire ?
Plus que jamais, ce qui me frappe, c’est cet océan d’ignorance dans lequel nous baignons, parfois interrompu par des îlots de savoir, alors que nous vivons en renversant benoîtement la proposition.
Mercredi 18 mars
R.-P.
La sidération perdure. Chaque jour, il devient plus évident que nous avons changé de monde, et que nous n’avons pas encore vraiment compris à quel point, ni avec quelles conséquences.
Ce qui importait hier semble être devenu futile. Ce qu’on négligeait est désormais central. Et nous n’avons pas eu le temps de voir le monde changer. Il a basculé d’un coup, sans que rien ne nous y prépare.
Désormais, nous ne mettons plus le nez dehors. Nous ne faisons plus rien de ce qui semblait tellement banal, comme mettre ses chaussures, enfiler un blouson et aller faire un tour. Peu importe pour quoi, acheter des fleurs, des nouilles ou un caprice, aller voir un film ou des amis, découvrir un nouveau restaurant. Ou bien pour travailler, rencontrer des collègues, des confrères, des clients, des partenaires, des associés, des employés…
Tout cela est terminé. Et nul ne sait pour combien de temps exactement.
Alors on lit, on regarde des films, on écoute de la musique, on appelle sa famille, ses amis, on fait le ménage, la cuisine, la vaisselle, on range, on écrit, et l’on reste suspendu, sidérés, au chiffre des contaminés du jour, des morts du jour, des horreurs du jour. En sachant que ce sera pire demain, et pire le jour d’après, et encore le suivant, sans que personne ne sache vraiment jusqu’où iront les courbes, les chiffres, les cris et les pleurs.
Avec la durée, la sidération laisse place à la peur. On a beau tenter de la contenir, de l’endiguer, elle suinte, imbibe les pensées et les gestes. Tout devient incertain. Le nombre de morts, la durée du cataclysme, ses conséquences, les symptômes, les séquelles. Et bien sûr, pour chacun, sa propre destinée, sa survie à court ou à moyen terme.
La fausse esquive, c’est le jeu des statistiques. Je n’ai que peu de risques de mourir dans les semaines qui viennent, finit-on par se dire. Certes, ces risques sont plus ou moins grands suivant l’âge, l’état de santé, les facteurs de fragilisation. Mais en fin de compte ils demeurent probabilitairement faibles. Donc on peut penser à autre chose, et se croire rassuré à bon compte.
Cette vision probabiliste et statistique est apparemment très rationnelle. Mais elle oublie un point essentiel : elle se situe en un point où personne ne vit ni ne meurt réellement. Dans la réalité, même ceux qui ont 1% de risque de mourir meurent à 100 % quand ils meurent.
Chaque mort meurt complètement. Or il suffit d’un rien pour qu’il ait basculé – un geste, une circonstance imprévisible. Un hasard. Voilà pourquoi la sidération perdure, alors que les modélisations statistiques, longtemps tenues invisibles, sont enfin diffusées, et font état de centaines de milliers de morts. Possibles, pour l’heure. Enterrés, bientôt.
M.
Je viens de passer deux heures à tenter de confectionner deux masques en coton. Vagues souvenirs d’école, où l’on apprenait des rudiments de couture qui n’ont visiblement pas laissé beaucoup de traces, mais je m’applique. Masques illusoires ou bénéfiques a minima ? La discussion fait rage dans notre pays, cinquième puissance du monde, incapable d’en assurer en urgence le ravitaillement décent.
Depuis hier les appels s’enchaînent d’amis désoeuvrés qui se tournent vers leur agenda en commençant sans doute par la première lettre de leur alphabet intime… A chaque fois, la même conversation, comme une litanie sans cesse répétée mais nécessaire, vitale, pour s’alléger un moment d’une partie de ses peurs. Seul change l’interlocuteur. Arrivera-t-il un temps où l’on n’osera même plus se répéter, et se tiendra juste chaud, de loin, en silence ?
A côté des cinq gestes barrières inlassablement répétés, il ne serait peut-être pas inutile de définir les contours des quelques gestes barrières « internes » face à l’anxiogène qui se déverse, qui nous protégeraient de ces angoisses sourdes ?
Les premiers témoignages de ceux qui ont été atteint personnellement ou à travers leurs proches se multiplient. Ils sont proprement terrifiants tant ils fracturent les mini-digues en kit que nous tentons d’instaurer, sans mesurer la violence subie par certains. Pour l’exorciser, sans doute.
Mon ami Yaacov insiste sur le fait que cette pandémie désigne l’orgueil incommensurable de notre civilisation, avide d’un toujours plus sans limite. Il me suggère de relire le Psaume 91. Curieuse de ce que je pourrais en apprendre, n’ayant pas son savoir intime de ces textes, je m’y suis reportée sans attendre :
Celui qui demeure sous la sauvegarde du Très-Haut, et s’abrite à l’ombre du Tout-Puissant, qu’il dise à l’Eternel : « Tu es mon refuge, ma citadelle, mon Dieu, en qui je place ma confiance ! »… « Car c’est lui qui te préserve du piège de l’oiseleur, de la peste meurtrière. Il te recouvre de ses vastes pennes ; sous ses ailes tu trouves un refuge : sa bonté est un bouclier et une cuirasse…
Tu n’auras à craindre ni les terreurs de la nuit, ni les flèches qui voltigent le jour, ni la peste qui chemine dans l’ombre, ni l’épidémie qui exerce ses ravages en plein midi. »
Effectivement d’actualité. Accepter d’être soumis à une puissance – quel que soit le contenu ou le sens qu’on lui prête – plus haute que la nôtre serait-il le premier pas vers une forme d’humilité perdue ? Car, c’est bien l’insolence de ce minuscule et invisible virus qui nous désarçonne tant.
Bouffonnerie d’Agnès Buzyn, recalée partout, qui pleure à chaudes larmes ses ambitions perdues sur l’épaule d’une des journalistes les plus redoutables de la profession, Ariane Chemin. L’indécence à son comble. Se réclamer de Simone Veil comme elle le fait, en user comme d’un porte-drapeau pour en recueillir ne fût-ce que quelques miettes d’aura, n’est jamais que le signe d’une ambition dévorante que Simone Veil, véritable animal politique, savait, elle au moins, déployer en respectant ses concitoyens.
Jeudi 19 Mars
R.-P.
Tout flotte. C’est sans doute ce qui résume la singularité du moment.
Repères en suspens, arêtes sont floutées, marche des choses invisibles. L’économie, la société, le travail, la vie quotidienne, la santé, la vie tout court donnent l’impression d’être dans l’incertitude et le flottement.
Nos émotions et nos humeurs fluctuent, de l’inquiétude à l’ennui, de l’indifférence à la panique. Comme si le temps avait des à-coups, des accélérations et des ralentissements. Comme si le cours régulier du monde avait laissé place à des intermittences où alternent apathies et stridences.
Dans cette rupture de la trame habituelle, il se pourrait que nous retrouvions, sans le comprendre encore clairement, sans pouvoir en tirer les conséquences, quelque chose de l’effroi d’exister.
Ceci ne veut pas dire que la vie comme telle serait effroyable, toujours et tout le temps, ce qui ne serait qu’absurde noirceur. Il se pourrait qu’il s’agisse d’autre chose, dont je ne sais si c’est mieux ou pire : le fait que l’existence humaine nous confronte, par ses paradoxes (capables de questionner, nous sommes incapables de trouver les réponses) à l’incompréhensible, au désespoir, au dénuement.
Comme si, dans le règne des écrans, des images, des techniques et des sciences, soudain nous réentendions un cri.
Immense et sourd.
M.
475 morts en un seul jour en Italie.
Pour mémoire.
Vendredi 20 mars
R.-P.
En fait, nous n’avions jamais vécu de grande tragédie collective, de celles qui sont assez puissantes pour bouleverser l’histoire et marquer l’humanité. « Nous », je veux dire les gens de ma génération et des suivantes, qui n’ont connu ni guerre mondiale ni grande épidémie, ni famine ni faillite. Nous savions que cela avait existé. Mais les livres d’histoire ne sont jamais des expériences vécues.
Ce que nous avons éprouvé, vécu, et appris c’était que le monde est sûr, confortable, prospère. Nous savions qu’il y avait de la misère, des maladies, des contrées pauvres. Nous n’ignorions pas l’existence de guerres oubliées, de massacres, de terreurs et de charniers. Mais ce n’était toujours que foyers restreints, barbaries locales. Globalement, le fond du monde était rassurant.
Il n’était pas absurde de penser que l’humanité avait vaincu la peur, la faim, la maladie, la misère, l’ignorance, à peu près tout ce qui l’avait accablée des millénaires durant. Ceci n’était vrai que pour l’essentiel, certes. En parlant schématiquement, bien sûr. Mais c’est autour de cette conviction centrale que nous avons grandi, avec elle que nous avons vécu, agi, cru, pensé.
Voilà qui est en train de se déchirer. Nous sommes confrontés soudain, désarmés, au désarroi. Une sorte de désarroi premier. Celui de notre vulnérabilité face à des catastrophes planétaires. Quels que soient nos savoirs, nos industries, nos communications, nous découvrons que nous sommes démunis face à la maladie, la contagion, la désorganisation massive de nos systèmes.
Sans doute n’est-ce qu’une demi-surprise. Nous pouvions soupçonner que notre toute-puissance avait des limites, notre empire des failles. Mais nous écartions ces pensées. Nous préférions, toujours, regarder ailleurs, là où c’était rassurant. Et comme cet ailleurs s’accroissait, se renforçait de décennie en décennie, nous avions de moins en moins de raison de douter de sa pérennité et de sa solidité.
C’est en train de finir. Le monde rassurant est craquelé. Je ne sais pas la suite. Ni jusqu’où ça ira. Ni ce qui s’ensuivra. Mais il semble d’ores et déjà assuré que les conséquences de cette épidémie seront colossales. Et dans tous les domaines. Du politique au médical, en passant par l’économique, le social, mais aussi l’affectif et le réflexif.
Comme si nous étions encore qu’au tout début d’une métamorphose. Je ne sais s’il faut la nommer descente, déclin, cataclysme ou bien mutation, transformation, révolution. Ou les deux. Ou ni l’un ni l’autre. Je ne sais pas. Je sais seulement que ça a commencé. Et que nul ne peut dire, aujourd’hui, quand cela s’arrêtera. Ni où.
Ils me font rire, les commentateurs, pseudo-penseurs et glossateurs de métier, qui s’interrogent sur « le monde d’après », ce qui va changer, ce qui doit sortir du processus, et ce qui ne sera, bien sûr, plus jamais comme avant. Exercice convenu, mais vain. Parce que nous n’en savons rien, à la scène deux du premier acte.
Imaginer le monde d’après, en ce moment, ne sert vraiment qu’à une seule chose : éviter de voir le monde de maintenant, ce qui s’y déroule. Je préfère scruter le présent, quitte à avoir mal aux yeux.
M.
Et comme chaque soir, les chiffres terrifiants qui progressent en Italie, en Espagne et ici. Bêtement, Anne-Sophie Lapix choisit de parler de « record », alors qu’il serait sans doute plus décent de parler de « bilan ». Il semble difficile de faire évoluer ce qui relève de tics pour des journalistes si souvent appelés à annoncer des exploits de tous ordres, sportifs, économiques, ou chiffres de manifestation. On se passerait bien de ces « records » de l’heure.
Alors que nous sommes enjoints à « faire de l’exercice » tout en étant confiné, je reste perplexe sur l’injonction, qui parait relever de temps anciens, de 10 000 pas par jour. Si dérisoire et inapproprié dans une chambre de quelques mètres carrés. Et pourtant. Il va falloir apprendre le mouvement homéopathique.
Comme Roger-Pol et moi avons trouvé plus prudent de nous auto-confiner depuis déjà le 4 mars, bien avant la demande officielle, je ressens au bout de 16 jours l’effacement de la notion de jours de la semaine. Tout se mélange. Quelle différence entre lundi, mardi ou samedi, si on ne s’y arrime pas ? Un long continuum, sans autre repère que la lumière et l’avancée de la nuit.
Il y a confinement et confinement : le nôtre et celui des prisonniers qui, par définition, le sont déjà à temps plein et manquent de tout. Hier, des prisonniers à Grasse ont tenté une mutinerie, en colère devant l’annonce d’une cruelle absence de visite, leur seule lucarne.
Livraisons, Drive in, clics de consommation répondant au doigt et à l’œil, tout ce qui habituellement apparaissait comme des évidences, s’enraye, s’essouffle, hoquète comme un vieux moteur dans les films des années 1950. Cette fluidité triomphante était si fragile. Au téléphone, entre amis, on se raconte à l’infini nos échecs de consommateurs fébriles et égarés, toujours plus interloqués. Quant aux plus malins, ils ont du mal à se cogner à cette évidence-là, à renoncer à leurs certitudes anciennes.
C’est le moment royal pour les sites marchands de nous allécher avec leurs offres pour engranger inscriptions et captures de nos données commerciales, ce à quoi nous nous soumettons, stressés, sans même plus réfléchir. Pour, au final, voir apparaître un panneau « Covid 19 » créé à la hâte, regrettant des impossibilités de livraison qui annulent tous nos espoirs.
C’est là toute la force et la finesse de l’analyse d’Antonio Casilli, le sociologue incontournable du monde numérique qui, dans son dernier livre Digital Labor que je lis en ce moment, nous rappelle que ce sont bien les hommes qui sont derrière les robots et que, sans eux, ces robots sont des tigres de papier, des coquilles vides échoués au bord de la route. Il faudra s’en souvenir lorsque, après la crise, les discours enchanteurs et ensorcelants sur l’intelligence artificielle reprendront de plus belle pour nous fasciner, à notre demande.