Entre parenthèses – Semaine 3
Samedi 28 mars
R.-P.
Deux semaines seulement que Monique et moi retrouvons chaque jour, chacun de son côté, le rendez-vous de ce journal ambigu.
Ambigu parce qu’il semble aussi bien utile qu’inutile, capable de dire quelque chose, incapable d’y parvenir vraiment.
Comme ce qui se produit en ce moment. Tout est ambigu à double face.
Le temps ralentit et accélère en même temps, vide et trop plein. Tout change, rien n’est différent. Choses, Lieux, Gestes sont toujours les mêmes et pourtant nimbés d’un halo marquant un autre monde.
L’idée chemine que rien jamais ne sera plus comme avant. Elle aussi, vraie et fausse.
J’ai l’intuition – qui à présent aurait des certitudes ? des savoirs ? des prévisions fiables ? – que nous nous retrouverons bientôt dans un monde qui aura plus de traits communs avec les années 1950 qu’avec ce que devaient être les années 2020.
Un monde de la rareté, du manque, plus pauvre que le nôtre, dépourvu de sa surabondance de denrées, de services et d’objets. Avec des technologies survivantes, mais infiniment moins de produits de toutes sortes.
Un monde plus social, peut-être, redevenu plus politique, conscient des solidarités, des contraintes sanitaires, écologiques, où il faudra répartir la rareté, gérer la pénurie selon des critères qu’on avait mis à l’écart.
Monde meilleur ? Pire ? Juste différent ? Ambigu, comme le reste.
M.
Cette nuit, un rêve précis : je devais réécrire dans l’urgence un article sur Winston Churchill avec l’obligation de lire sa biographie… Pourquoi lui ? Sans doute parce qu’il doit représenter pour moi une figure tutélaire de courage pour affronter la « guerre ». Mais il m’est aussi resté en mémoire cet épisode impressionnant du Grand Smog de Londres en 1952, qui fit 12 000 morts par insuffisance respiratoire, en cinq jours à peine. Une tragédie due à une pollution résultant du croisement de conditions climatiques particulières et de la suractivité des usines de charbon dans toute la région.
A l’époque, même Churchill, auréolé de sa gloire pendant la guerre, avait minimisé l’événement, retardant sa prise en charge. Si Churchill, a fortiori …
Je me demandais ce que devait en penser les ermites classiques, si j’ose dire, nos ermites contemporains d’avant le Covid 19 en Ardèche, en Lozère, dans le Lot, ou ailleurs dans le monde. Il doit bien en exister quelques-uns, soudain concurrencés dans leur fonction par toute une population de millions de confinés. Bien sûr, tous ceux-là sont en retrait forcé, ermites d’un mois, mais on ne m’enlèvera pas de l’idée qu’il y a là comme une concurrence déloyale qui fait perdre de sa valeur à l’idée même de retrait solitaire, orgueilleux, à l’écart du monde. Comme un affadissement du choix, de la jouissance, sa banalisation !
La Bête avance : flot d’articles, de tweets, de commentaires complotistes qui ciblent toujours plus précisément le couple d’Agnès Buzyn et de son mari Yves Lévy, comme fomenteur d’une création de virus en laboratoire. Un sondage d’IFOP ce matin le confirme : un quart des Français adhèrent à ces thèses complotistes, à l’extrême droite comme à l’extrême gauche.
Dimanche 29 mars
R.-P.
Un printemps à l’envers ? Normalement, retour de la lumière, de la chaleur, des feuilles et des fleurs, renaissance, regain de vie… Le nôtre semble prendre le chemin inverse, vers la ténèbre et le froid, la douleur et la mort. Sans doute est-ce pour ne pas le voir que tant rêvent du temps d’après, tirent des plans sur la comète et dessinent la société de demain.
On en est loin. Il faudra longtemps encore, des jours, des semaines, des mois, endurer les chiffres des morts, les images des détresses, sans oublier tout ce qu’on ne voit pas, qu’on peut seulement deviner, supposer, des douleurs muettes et des agonies solitaires.
Ce que je n’ai encore vu expliqué par personne, c’est le mécanisme qui rend ce virus foudroyant chez certains et inoffensif chez d’autres. La répartition statistique des cas, globalement, est connue. Les facteurs de risque aggravé aussi. Mais pourquoi une jeune fille de 16 ans est-elle emportée en quelques heures ? Pourquoi, surtout, à âge égal, à profil comparable, l’un est-il finalement guéri alors que l’autre périt en quelques heures ?
Les obscurantistes ont la réponse. Je refuserai toujours ces infamies. Personne n’est puni, de rien. Aucun doigt divin ne châtie qui que ce soit. Le hasard, seul, règne dans cette histoire.
Ou la biologie, la génétique, la chimie cellulaire, je ne sais, qui différencient les cas individuels. C’est là que j’attends explications et éclaircissements des spécialistes. Quels facteurs, quelles circonstances, quelles prédispositions rendent le virus foudroyant ? Qui le sait ? Et quand, nous, le saurons-nous ?
M.
Appels des amies, de la famille, qui toujours commencent par ce même préambule : »Ben y’a rien à dire » et qui se poursuivent parfois une demi-heure, voire plus. Un « rien » pour désigner ce trop plein d’émotions de peurs, d’angoisse, d’ennui, d’incertitude, d’attente. Juste avant que les vannes s’ouvrent pour partager ce rien si dense.
Aujourd’hui, première leçon de repassage pour Roger-Pol qui rêve d’une chemise selon les règles. L’apprentissage ne fait que commencer…
D’après les premières enquêtes, l’inégalité dans les tâches domestiques, depuis le confinement, remonte en flèche. MeToo en reste sans voix.
Christophe, le chanteur, est en réanimation à l’hôpital. Tristesse. La liste va devenir insoutenable. Il me paraît vain de vouloir se barricader dans une feinte indifférence. Où se trouve le curseur ?
Lundi 30 mars
R.-P.
Etrangeté de tous les instants.
Etrangeté de ces instants qu’on n’avait jamais connus : amis malades, amis inquiets pour nous, nous pour eux, hôpitaux embouteillés, morgues saturées, magasins fermés, rues désertes, rituel des applaudissements, à la fenêtre, à 20 h, pour les soignants et tous ceux qui nous permettent de survivre, juste après la litanie des chiffres du jour, en hausse régulière, vertigineuse, inexorable.
Etrangeté aussi, par contrecoup, de tous ces instants semblables au temps d’avant, que le temps d’après fait sonner bizarrement, même s’ils sont d’une banalité parfaite. Se brosser les dents, prendre sa douche, écrire, lire, passer l’aspirateur, faire les vitres deviennent des activités qui semblent soudain très curieuses. Des gestes de survie, presque incongrus dans leur normalité.
Comme s’il était devenu étrange de faire des gestes normaux. Autrefois, ma gymnastique quotidienne n’était qu’un rituel de mise de forme, un petit gage de vie plus souple, une tentative de ne pas rouiller, si intégré au reste que je n’y pensais plus. A présent, j’ai l’impression de faire acte de résistance, tentative de survie, vaguement ridicule et vaguement héroïque. J’imagine que c’est ainsi que les prisonniers font des pompes dans leur cellule – pas juste pour conserver des muscles, mais aussi pour tenir contre ce qui les écrase.
La prison est sans doute une mauvaise comparaison, comme la guerre, comme la plupart des métaphores que nous utilisons. Parce que nous ne savons encore ni penser ni nommer ce qui nous arrive. Alors nous tournons autour, avec nos mots anciens, nos idées d’avant, pour attraper ce que nous pouvons. Avantage : cela nous permet de dire quelque chose, de saisir quelques fragments de la situation. Inconvénient : comme c’est inadéquat, nous n’agrippons pas grand chose, peut-être rien, ou presque rien, et nous avons l’illusion que nous saisissons ce qui se passe. L’inconvénient l’emporte largement, me semble-t-il. Il va falloir inventer des outils, des mots.
M.
Depuis le week-end, nous avons reçu déjà deux mails d’amis nous informant qu’ils sont atteints par le virus. La menace rôde et cible erratiquement ses victimes.
Les premières informations commencent à nous parvenir sur le mensonge chinois que l’on pouvait craindre depuis un moment déjà. Leurs chiffres annoncés doivent sans doute être multiplié par dix. Peu de surprise de la part d’un régime autoritaire, mais cela a sans doute faussé et retardé notre prise de conscience du danger. Il semble que, sur place, le virus reprenne sa course mais que les autorités aient décidé de maintenir les malades à domicile pour ne pas gonfler les chiffres officiels.
Le Royaume-Uni se prononce pour six mois de confinement. Est-ce exagéré, seulement lucide, ou pour se dédouaner de sa prise de conscience tardive et du déni hésitant de Boris Johnson ?
Au bout de 26 jours de confinement, je commence seulement à intérioriser l’incertitude de l’horizon, à l’accepter, même si le soir venu les angoisses sont plus fortes.
J’ai aussi décidé de consacrer moins de temps aux conversations téléphoniques, si répétitives, et de tenter de me rassembler pour mieux m’atteler à notre projet commun d’essai autour de la notion de limite et des tentations de l’illimité. Retrouver une chambre à soi mentale… tout le contraire du confinement, finalement.
Le plus difficile étant de ne pas se laisser absorber par les inlassables tâches ménagères, si tentantes car si mécaniques, si stériles (en dehors des nécessités classiques), qui épuisent mais agissent comme un anesthésiant anti-inquiétude.
Un livreur vient de sonner. Va commencer le moment paranoïaque à peu près bi-hebdomadaire du bain savonneux des légumes, fruits, boîtes de conserve et autres cartons d’emballage. C’est de loin, mon moment le plus redouté, car chaque geste le plus anodin parait périlleux, une prise de risque, essentiellement fantasmée mais à laquelle on se soumet docilement : on ne sait jamais… La rationalité la plus banale est soudain prise en défaut. Et on sort de la séquence, un peu honteux de cette soumission, un peu coupable de ne pas avoir fait assez, de ne, peut être, pas avoir observé le rituel suffisamment bien, bénissant les jours sans livraison.
Mardi 31 mars
R.-P.
La tragédie, nous l’avions oubliée. Du moins nous n’en avions jamais vécue. Nous savions, par ouï-dire, par lectures, qu’il en avait existé. Guerres mondiales, déportation, massacres de masse, des témoins pouvaient nous en faire le récit. Mais ce n’étaient que des récits. Des réalités, certainement. Effroyables, bien entendu. Mais lointaines, passées, évoquées, non directement éprouvées.
Nous connaissions l’existence des tragédies. Jamais nous n’en avions vécues. Depuis trois-quarts de siècles, presque trois générations, personne n’avait traversé de tragédie. Ici ou là, des horreurs, des terreurs, de la barbarie. La liste est longue, sa réalité indéniable, pas question de minimiser, de hiérarchiser les effrois en pesant les morts, leurs nombres ou leurs qualités.
Mais ces drames n’étaient pas, comme en ce moment, une tragédie planétaire, aveugle, multiforme, capable de bouleverser en profondeur des régions du monde, des sociétés différentes. Ce tragique échappe au contrôle, à la maîtrise, nous confronte au désarroi. Avec les multiples guerres locales des dernières années, du Darfour à Daech, du Kosovo à l’Ukraine, de la Syrie au Yémen, on pouvait se dire que la situation allait être maîtrisée, que l’action militaire, ou diplomatique, finirait par avoir une efficacité.
La tragédie se reconnaît moins à son ampleur qu’à son imprévisibilité. L’issue n’est pas prédictible, le parcours pas calculable, les trajectoires ne sont pas maîtrisées. Les tentatives de fuites reconduisent au centre. Les protections deviennent des brèches.
Une seule chose est sûre : le pire. Mais on ne sait pas lequel, ni ce que pire signifie au juste. C’est à cela, sans doute, qu’on reconnaît le tragique : ce moment où l’on comprend qu’on ne comprend rien. Et que cela va continuer. Et ne faire qu’empirer. Longtemps, très longtemps.
Pas éternellement. Même les tragédies ont une fin. Mais il arrive qu’on en doute. Cela fait partie du tragique.
M.
Pourrait-on parler d’autre chose ? Juste faire un pas de côté, pour rendre le présent moins présent, pour le contourner, l’éviter ? S’évader, un moment, au moins mentalement du confinement ? C’est ce que nous proposent tous les médias avec moults dérivatifs en forme de tutos culinaires, sportifs ou psy, et de visites culturelles ou touristiques virtuelles. Ce serait tentant, mais je n’y crois guère. On ne peut devenir cordon bleu, athlète ou yogiste en dix leçons, il y faut une longue pratique des gestes.
Je crois plutôt que cette plongée imposée dans l’anxiété et le tragique nous donne des cours accélérés de vie, de réajustement au réel. C’est sûrement cela, une épreuve : cet apprentissage par la contrainte, qui nous bouleverse, saute les étapes pour viser l’essentiel, pour déciller les regards sur nos insouciances récentes, nos aveuglements et dénis. Au sortir de l’épreuve, on est autre.
S’arrimer à la prévision du monde d’après, magiquement plus responsable, n’est qu’une forme encore plus subtile d’évitement.
Car tout cela est d’abord affaire de tempo : après la sidération, le temps du tangage, de la traversée, et celui des bilans. C’est en fonction de ces traversées non éludées que le dessin du monde à venir émergera. Pas avant. Pas pendant.
Un monde d’après où, en tout cas, les sornettes transhumanistes, déboussolées et sonnées par un simple et minuscule virus, devront revoir leur copie sur les promesses de vie allongée, immortelle.
Un monde d’après où les « personnes âgées » seront, sans fard, rendues à leur âge, fragile, incertain, déclinant, inéluctable. Loin des mirages pour cibles publicitaires.
Mercredi 1er avril
R.-P.
189 633 cas recensés aux Etats-Unis, selon le tableau mondial de Johns Hopkins University, constamment mis à jour, que je suis depuis son début. Il indique, à l’instant, 874 081 cas recensés dans le monde, et 43 291 morts.
Ces chiffres ne disent rien. Les chiffres jamais ne disent la peur, les râles, l’effroi, le désespoir.
Tout ce qu’ils indiquent, c’est la vertigineuse croissance de la pandémie. Je me souviens du même tableau quand il affichait quelques 2000 cas, dont les trois-quarts en Chine, et quelques dizaines de morts.
Je me souviens de ceux qui expliquaient que c’était une grippette. Je me souviens que je n’étais pas loin de les croire, parce que cela m’arrangeait de ne pas voir le risque. Je me souviens que j’avais trouvé excessif et alarmiste Nicholas Taleb expliquant qu’il était rationnel de paniquer. Je comprenais ce qu’il voulait dire, mais cela demeurait comme un raisonnement, dont je concevais la légitimité générale, en doutant de sa pertinence pour cette situation précise.
Il est facile de se moquer de ceux qui se sont trompés. Il est facile aussi, un peu moins, mais facile encore, de se moquer de soi et des biais qu’on entretenait pour se tromper. Il est plus instructif de constater combien peu savent, et combien tous savent peu.
Trump, qui niait la gravité de l’épidémie, puis affirmait qu’elle serait enrayée pour Pâques, annonce aujourd’hui de 100 à 200 000 morts sur le sol américain « si les Etats-Unis font un bon travail ». Qu’il soit ridicule est une chose. Qu’on puisse ne pas l’être en est une autre.
Ce qu’enseigne aussi, jour après jour, la tragédie : l’ignorance des savants, l’impuissance des puissants, l’aveuglement des clairvoyants. Et si ça s’appelait l’humanité, simplement ?
M.
Vu la date, éviter aujourd’hui toute tentative de farce. Celle que nous vivons est suffisamment obsédante. Grimaçante comme dans La mort et les masques (1897), la fête macabre du grand peintre d’Ostende, James Ensor. Du carnaval de sa ville, il disait « c’est le monde à l’envers », comme à Venise, en février dernier, quand le virus s’est emparé de la ville.
Je commence seulement à accepter l’idée que l’épisode sera long. Je préfère renoncer, pour l’instant, à l’image tant reprise du « bout du tunnel », inutilement décevante quand le point d’horizon demeure flou et sans cesse recule. Nos horloges sont à reconfigurer, pas question ici d’heure d’été ou d’heure d’hiver mais d’heures allongées, répétées ou gelées, c’est selon.
Après le confinement, quelle que soit sa fin, il y aura rebond de l’épidémie, même s’il est impossible de prévoir son intensité. Dès lors, ce sera comme une humanité à deux vitesses qui va s’instaurer : « les immunisés et les autres ». Notre protection de l’heure deviendra fragilité sociale, sans solution tant qu’aucun traitement ou vaccin ne sera disponible.
A travers les éditoriaux qui se multiplient, un fil ténu qui les relie et me dérange : tous voient la possibilité d’un monde différent qui émerge. Comme si la catastrophe devait, à coup sûr, avoir une résonance morale, être porteuse d’une réhabilitation, d’une réévaluation de nos comportements. Sobriété, solidarité, humilité, tempérance, bienveillance… voilà les nouveaux mots d’ordre, les nouvelles injonctions. Qui me lassent, tellement ils rêvent d’une humanité sans ombre, sans ambivalence, sans tension, sans désir, sans conflits, sans négatif, sans tragique. Tellement ils font fi de ce que nous sommes et scotomisent naïvement les interrogations. Autant de regards borgnes.
Jeudi 2 avril
R.-P.
Devient-on parano ? A force de voir s’accumuler les morts et se multiplier les contaminations, à force d’entendre les aveux d’ignorance concernant les modes précis de transmission indirecte du virus et sa durée de vie, on commence à se méfier de tout.
Je ne lis plus le journal dans la version papier qui arrive encore sur mon paillasson le matin. Je le prends à travers une feuille de papier ou un kleenex et le mets directement à la poubelle, avant de lire l’édition numérique.
Avec les livraisons, c’est compliqué. Avec la poubelle, ce n’est pas beaucoup plus simple. Il faut descendre le sac dans le local de l’immeuble, toucher plusieurs boutons de porte, emprunter un couloir, manœuvrer le couvercle de la poubelle, dont l’intérieur, pas forcément désinfecté, peut conduire du virus en masse. Je mets des chaussures spéciales, des gants à usage unique que je jette ensuite avant de me laver longuement les mains.
Je me trouve pris entre le sentiment que tout cela est excessif, ridicule, et d’autant plus que c’est peut-être inadéquat, et l’idée qu’on ne sait jamais, que les experts ont quantité de doutes et d’avis différents, ou incertains.
La difficulté tient à la relation entre la gravité du risque (si je l’attrape, il y a des chances que je meurs) et la méconnaissance de ce qu’il faut faire pour couper les possibilités de contamination indirecte.
Comme nous ne voyons rigoureusement plus personne, l’unique possibilité d’être en contact avec le virus passe par les lettres, colis, marchandises et nourritures qui nous sont apportés du dehors.
Du moins si l’on écarte toute possibilité de transmission aérienne. Parce que nous continuons à ouvrir les fenêtres plusieurs fois par jour, à nous asseoir, en fin de matinée, quelques minutes dans le rayon de lumière qui envahit à ce moment-là mon bureau, les jours où le soleil se montre. Si le virus s’accrochait sur des particules fines, voyageait seul dans les airs, nous serions foutus.
Apparemment, ce n’est pas le cas. Donc, la seule porte à fermer est celle des paquets et denrées venant du dehors. D’où les précautions que nous prenons, peut-être exorbitantes, peut-être insuffisantes. Ce « peut-être » rendrait fou, si l’on s’y attardait.
Alors on prend ces précautions, et basta cosi. En essayant de penser à autre chose. Ce qui ne marche que modérément.
M.
La question se fait toujours plus taraudante : comment se penser à l’abri chez soi, quand on veut aussi garder la conscience de ce tangage général sur un océan de tourmentes, peut-être invisible puisque l’on n’approche pas des hôpitaux, mais bien réel ? Que faire de ce décalage entre notre réalité personnelle protégée (pour l’instant) et cet extérieur, en proie à la mort galopante ? Ni connectés, ni déconnectés, en lien par éclipse, pour que ce soit supportable, chacun selon ses capacités.
Alors que nous perdons un peu notre rapport au calendrier, au déroulement des jours, il semble important de mesurer la différence abyssale qui se révèle entre la tentation du « présentisme » contemporain, si bien décrit par l’historien François Hartog, qui privilégie le seul instant présent au détriment de la conservation de la pensée et de notre passé et de notre avenir – un présentisme choisi, si l’on veut – et ce présentisme d’un nouveau genre, imposé par le confinement. Celui-ci oblige à ne vivre que le moment présent, tant est grande l’incertitude des temps à venir, faute de projets, tous à l’arrêt, faute de représentation de la suite.
La différence tient sans doute à l’absence de mouvement, de mobilité : un présentisme insouciant, épicurien, et toujours en mouvement, peut demeurer inconscient de lui-même.
Au contraire du présentisme forcé, sans mobilité, qui révèle ses absences de perspectives, qui paralyse et inquiète. Assistera-t-on, à l’issue de tout cela, à une meilleure réévaluation de notre place dans le temps ?
En Italie, « l’aplanissement de la courbe » se fait attendre. le nombre des contaminés augmente à nouveau. Et si ces modèles de prévision se révélaient inadéquats ? Et si les stratégies devenaient impuissantes à juguler le fléau ? De toutes mes forces, j’espère me tromper et être démentie…
Dans Le Monde, le romancier Douglas Kennedy vilipende à juste titre Donald Trump pour sa gestion mystique de la crise, attendant « la résurrection » pascale du Christ vers le 12 avril pour engranger des voix, alors que New York est déjà à genoux devant la violence de l’épidémie. Yuval Noah Harari, en prophète gouroutisé, prédit le prochain « vide américain » et ses conséquences, comme si le virus à lui seul rebattait toutes les cartes de la géopolitique mondiale, alors que des signes bien plus lointains suffisaient pour parvenir aux mêmes conclusions AVANT le virus. Il est à craindre que ce virus devienne le passe-partout commode pour dichotomiser à l’excès le monde d’avant et le monde d’après, frontière artificielle, décidément trop simpliste.
Vendredi 3 avril
R.-P.
Contre l’horreur, que pèsent les calembours ? Rien, évidemment. Entre tragédie et blagounettes, pas de commune mesure.
La décence exigerait de s’en dispenser.
J’avoue ne pas parvenir à y renoncer, même avec la vive conscience du caractère dérisoire, infantile et ridicule de ce type d’esquive.
« Pendant l’épidémie, le ridicule continue ».
Donc j’assume.
De jouer au con finement.
De distinguer cons finis et confinés.
D’imaginer un charcutier landais clamant l’authenticité de ses produits en criant : « Ici, aucun confit ne ment ! »
De prêter à Cyrano qu’on fit nez de sa tirade
D’intituler un mémoire explorant le point de vue du bouddhisme sur le virus « Vide et Covid »
De chercher où sont les fruits confits nés
De ne plus lire qu’Ovide
Entre ces nullités et l’effroi mondial, je vois clairement la distance absolue. Mais, à chacun ses faiblesses, ses digues minables, ses remparts de papier.
Je n’expliquerai même pas ce que j’ai défendu souvent, en d’autres circonstances, qu’il existe un héroïsme du mauvais jeu de mots, un courage du mauvais goût. Trop facile. Et déplacé. Les courageux sont au chevet des malades.
Mais j’assumerai la bêtise.
Depuis que j’ai appris à parler, j’ai trouvé dans certains usages décalés des mots une forme singulière de refuge. Absurde contre absurde, sans doute.
A l’absurdité incontrôlable du monde, celle des morts sans justification, des souffrances sans relève et des cruautés sans signification, tenter de répondre par des bribes d’absurde fabriqué, forgé, agencé. Qui ne détraquent pas le grand absurde mais donnent l’illusion éphémère de le contrer un instant.
Aussi nul que de souffler en l’air pour s’opposer à l’ouragan.
Mais il faut accepter, aussi, d’être nul.
Pas trop souvent, d’accord.
A domani, bambini.
M.
11 h 19, ce matin. Je suis sur le site du Coronavirus Resource Center de l’Université Johns Hopkins qui tient scrupuleusement à jour les chiffres de l’épidémie. Il est inscrit 1 017 693 contaminés et 53 179 décès dans le monde. Je tourne machinalement la tête un instant pour revenir vers l’écran. Il est inscrit 1 018 948 et 53 211 décès. 32 morts en une seconde. En un clin d’œil.
Aujourd’hui, on nous annonce le « pic » de l’épidémie pour le 6 avril. Entre temps, le pic est devenu « plateau » qui s’étire sur de longs jours incertains, sans résultat assuré.
Edouard Philippe envisage un éventuel déconfinement par palier, par région, par âge, sélectif. Autrement dit, les personnes de plus de 60 ans devront rester confinés…Double peine du risque et de l’enfermement prolongé. Horizon bouché. Pour me consoler, je me demande si le regard que porte la société sur ses vieux pourrait, à l’issue de cette séquence, évoluer, en mieux.
Si les vieux – désignés comme tels sans tour de passe-passe sémantique – récupéraient ce qui leur a été volé, avec leur complicité soumise, durant de nombreuses années, à savoir leur valeur, le respect qui leur est dû, ce que dans les temps anciens on appelait leur « noblesse ». Noblesse de l’âge, de l’expérience, de l’autorité et de la fragilité dans le même mouvement, noblesses évidées par le jeunisme triomphant. Affaire à suivre. Ou sinon, demeure, l’hypothèse, plus grinçante, de vieux définitivement invisibles, encore plus ghettoïsés dans leur EHPAD.
On pourrait imaginer, rêver, dans le monde d’après l’épidémie, des vieux qui ressortiraient, chancelants de tant d’enfermement, chevelures définitivement blanchies, mais restaurés dans leur dignité, d’avoir – pour certains – vaincu la Bête. Pour un moment.