L’époque du divertissement intégral
La princesse Nausicaa, chez Homère, joue à la balle sur la plage. Autour de Pénélope, à Ithaque, les prétendants, se distraient avec de la musique et des jeux. Le divertissement n’est évidemment pas une invention moderne. Il n’a pas attendu, pour exister, l’opposition du travail et du temps libre, l’alternance contrainte-loisir forgée par la société industrielle. Cela n’empêche pas l’émergence d’un statut très nouveau du divertissement. Désormais, il se retrouve partout, infiltré dans l’éducation, l’information, la culture, les savoirs, métamorphosant en silence toutes les dimensions de l’existence, de la politique à la sexualité, de l’art à l’amour, redéfinissant insidieusement la réalité et nos relations au monde.
Ce changement profond, souvent mal discerné ou mal compris, est exploré par le nouvel essai du philosophe allemand Byung-Chul Han. Pour mettre en lumière la mutation, il montre comment ont évolué les représentations du « sérieux » et du « divertissant ».
Classiquement, du côté du sérieux se trouvait ce qui était considéré comme le plus réel. Se rassemblaient là, entre autres, la vérité, la beauté, la justice… Cette face divine et spirituelle du monde se rejoignait au prix d’un labeur, d’une ascèse, d’une souffrance. Le sérieux avait donc la gravité de la « passion », à tous les sens du terme : passivité, douleur, puissance créatrice. Le divertissement constituait son contraire : composé de plaisirs, de futilités, de jouissances, il se tenait du côté du corps, et du diable. En éloignant du sérieux, il troublait de manière artificielle la grave dureté du monde.
C’est avec Jean-Sébastien Bach, selon Byung-Chul Han, que l’opposition commence à se brouiller. Sa Passion selon saint-Matthieuévoque en effet le plus sérieux des thèmes chrétiens, mais sur un registre musical où la séduction l’emporte sur le tragique. Suivant ce fil d’Ariane, le philosophe montre comment la reprise et le remaniement de cette œuvre de Bach par Félix Mendelssohn, au XIXesiècle, signale que le divertissement passe avant le sérieux, le plaisir avant la passion.
Les débats autour de la musique, la « divertissante » contre « sérieuse », mobilisent bientôt les plus grands penseurs, de Hegel à Nietzsche, en passant par Schopenhauer. Wagner le sérieux et Rossini le futile sont au centre des débats. Dans ce dossier, minutieusement scruté, on retrouve le style caractéristique de Byung-Chul Han : sens aigu du détail significatif, élégance des analyses, souci d’élucider notre temps. Ces traits ont fait son succès. L’ancien étudiant en métallurgie, venu de Séoul à Fribourg il y a quelques décennies parce qu’il voulait « penser », est aujourd’hui, trente ans et une vingtaine de livres plus tard, un des essayistes « tendance » en Europe. Ses livres sur le désir, le numérique, la fatigue et le burn out… – courts, denses, volontiers elliptiques – sont en passe de devenir, aux yeux de certains, des classiques.
C’est un projet fort ambitieux d’établir une généalogie du divertissement, de montrer comment et pourquoi il a peu à peu tout submergé, d’expliquer comment il a transmué en simples terrains de jeu les morales, les connaissances et finalement les existences. Programme trop vaste, certainement, pour la taille et le style de ce bref essai. Bien qu’intéressant à lire, et même passionnant par endroits, il déçoit, non par lui-même mais au regard des questions considérables qu’il soulève – sans les approfondir véritablement.
AMUSEZ-VOUS BIEN !
Du bon divertissement
Une déconstruction de l’histoire occidentale de la passion
(Gute Unterhaltung)
de Byung-Chul Han
Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni
PUF, 190 p., 13 €.