« La Philosophie comme éducation des adultes », de Pierre Hadot
UNE RÉVOLUTION NOMMÉE HADOT
Après lui, la définition de la philosophie n’est plus la même. L’œuvre de Pierre Hadot (1922-2010) et sa diffusion ont modifié profondément notre approche. Avant, jusqu’aux années 1980, la philosophie était conçue presque exclusivement comme une affaire de théorie. Il ne s’agissait que d’une chose, disait-on, de l’Antiquité à nos jours : construire des systèmes, forger des concepts, ajuster des notions. Jeu de logique, d’abstraction, de déduction, la philosophie semblait n’entretenir que des relations lointaines avec la « vraie vie » – quotidienne, banale, humaine…
La révolution opérée par Pierre Hadot a consisté à retisser les liens étroits de la philosophie avec la vie heure par heure, les manières de vivre et la transformation de soi. Car l’essentiel du travail, a-t-il rappelé, n’est pas de bâtir des théories mais bien des personnes humaines. Le métier du philosophe ne consiste donc pas à polir des discours mais à sculpter des existences, et d’abord la sienne. Les travaux intellectuels ont toujours une dimension pratique. Parce que la seule question qui vaille, pour un philosophe aussi bien que pour n’importe qui, est simplement : « Comment vivre ? »
Ce profond changement d’axe est une révolution au sens ancien du terme, un retour à la démarche première des penseurs d’autrefois. Platon, Aristote, Diogène, Marc-Aurèle, Sénèque et tous les maîtres d’Athènes ou de Rome ne forgeaient de théories que pour aider à guider l’existence, et ne rédigeaient de discours que pour la transformer. Nous avions donc tort de lire leurs systèmes comme des fins en soi, alors que ce sont des moyens pour vivre autrement. Voilà, réduit à l’essentiel, l’immense bouleversement inauguré par cet homme infiniment modeste, d’une érudition vertigineuse comme d’une limpidité parfaite, et dont aucun texte ne laisse indifférent.
Indications précieuses
C’est pourquoi on lira, avec joie et profit, les vingt-cinq études rassemblées sous le titre La Philosophie comme éducation des adultes – expression empruntée au philosophe américain Stanley Cavell (1926-2018). On trouve dans ce recueil d’articles et entretiens de Pierre Hadot quantité d’indications précieuses sur son itinéraire, ses lectures, ses émerveillements, et l’essentiel de ses thèmes de prédilection, de Plotin à Nietzsche, des stoïciens à Goethe, mais aussi certaines de ses découvertes. Par exemple Wittgenstein, qu’il fut l’un des premiers à lire et à commenter en France, ou encore le moine zen Dogen, chez qui il discerne de troublantes proximités avec les chercheurs de sagesse d’Occident.
En fin de compte, le choix se fait toujours entre deux versants de la philosophie. D’un côté « l’école » – pensée scolaire, rhétorique qui tourne à vide, « sophistique obscure et prétentieuse ». Elle peut se révéler utile pour progresser dans des carrières mortifères et récolter des honneurs vains, mais elle demeure inefficace, absolument, pour changer son existence. De l’autre côté, « le monde », la pensée cosmique, où il ne s’agit plus d’être abscons mais thérapeute.
Cette autre dimension de la philosophie n’est pas figée. Elle connaît tâtonnements continus et tentatives perpétuelles. Mais elle consiste, de façon constante, à se considérer soi-même du dehors, autant que faire se peut, à se voir comme éternel débutant plutôt que maître accompli, à s’efforcer de vivre plutôt que de discourir. Ces évidences qui traversent les siècles avaient connu une forte éclipse. Pierre Hadot leur a redonné présence, éclat, avenir. Pareille révolution n’est pas achevée.