Dossier : 130 ANS, TOUJOURS JEUNE, SAGE ET FOU
C’est le penseur le plus singulier du XXe siècle. Feu follet, sage et fou, saint et diable, il a l’air échappé d’un roman impossible, que Dostoïevski et Conan Doyle auraient tenté d’écrire ensemble. Car Ludwig Wittgenstein est en même temps dévoré d’angoisse et de passion suicidaire et habité d’un génie logique que traverse l’humour. On soufflera dans quelques jours, le 26 avril, ses cent-trente bougies, ce qui ne l’empêche nullement de demeurer vivant, et déconcertant.
Ses derniers mots : « Dites-leur que j’ai eu une vie merveilleuse ». Elle fut effectivement traversée d’aventures intellectuelles, saturée de contrastes, passant du richissime au pauvrissime, et de l’université à toutes sortes de métiers (ingénieur, jardinier, instituteur, architecte, brancardier…). Que l’homme soit mort à 62 ans, fin avril 1951, est presque un détail secondaire : il persiste à perturber la pensée.
Sept pianos à la maison
Tout commence dans la Vienne de la fin du XIXe siècle, au coeur de la plus grande opulence. Les Wittgenstein, maîtres de forge, habitent un palais somptueux, où l’on croise d’autres grandes fortunes de l’acier, les Carnegie ou les Krupp. Mais Karl, le père, est un mécène ami des avant-gardes. Dans son enfance, le petit Ludwig fréquente Brahms et Mahler, des amis de ses parents. Klimt fait le portrait de mariage de sa sœur Margarete, la plus intellectuelle des huit frères, qui fera notamment une analyse avec Freud.
Ludwig apprend à jouer du piano (il y a sept pianos à la maison…) et rêve d’être chef d’orchestre. Son frère aîné, Paul, concertiste, se verra offrir par Ravel le Concerto pour la main gauche après une blessure de guerre. Cette famille d’esthètes est aussi traversée de tourments : deux frères aînés de Ludwig se suicident.
A dix ans, il fait fonctionner une machine à coudre, qu’il a fabriquée lui-même, parce que la mécanique le passionne, et les mathématiques aussi. Equations, roues dentées, moteurs d’avion constituent son premier univers. On ne le juge pas très doué, parmi les siens, et il fréquente une école technique privée, à Linz. Dans sa classe, en 1904-1905, se trouve Adolf Hitler. Il est possible que le jeune juif brillantissime que jalouse Adolf, et dont il jure de se venger un jour, ce soit Wittgenstein.
A vingt ans, il part faire des études d’ingénieur à Manchester. La propulsion des aéronefs est sa marotte. Mais aussi les interrogations philosophiques que soulèvent les mathématiques, découvertes en lisant les Principia Mathematica de Whitehead et Russell. Sur quoi repose l’édifice des mathématiques ? Coup de foudre : Wittgenstein se découvre fasciné, irrésistiblement attiré par la théorie de la logique et l’analyse des concepts. Mais en est-il capable ? Il va aller le demander à Russell, qui enseigne à Cambridge.
Suis-je complètement idiot ?
Car il doute que ce soit sa voie, il ne se sent pas sûr de ses propres moyens intellectuels. Même pour Bertrand Russell, il n’est pas facile de le conseiller, tellement ce jeune homme paraît singulier. Au bout d’un trimestre, le maître est toujours incapable de savoir s’il a affaire à un génie ou seulement à un excentrique. Avec ce curieux étudiant s’engage un dialogue incomparable : « – S’il vous plaît, dites-moi si je suis complètement idiot ou pas. – Mon cher, je n’en sais rien, pourquoi me le demander ? – Parce que, si je suis complètement idiot, je deviendrai aéronaute ; sinon, je deviendrai philosophe ». Russell suggère à Wittgenstein d’écrire ce qu’il veut, pendant les vacances, sur un sujet philosophique. Il lui dira très vite s’il est idiot ou non. Après avoir lu la première phrase, il le supplie de ne pas devenir aéronaute…
Les mathématiques traversent alors l’une des grandes crises de leur histoire, dont sortira la théorie des ensembles et Wittgenstein est dévoré, passionnément, du désir de trouver la solution. Sa conviction la plus profonde est qu’il doit être un génie, ou rien. Très vite, il finit par dépasser Russell lui-même en exigence et en acuité. Mais au prix d’une sauvagerie qui le rend souvent cassant, fantasque, insupportable aux autres et parfois à lui-même.
Cette sauvagerie le conduit notamment à aller vivre en Norvège, au fond du plus vaste des fjords. Il construit de ses mains, à flanc de colline, une maison de bois, huit mètres sur sept, d’où il puise de l’eau dans le lac, avec un treuil et un seau. Skoldjen, le premier village, deux cents habitants, est à plusieurs heures, en barque l’été, ou à pieds sur le lac gelé. « Le travail en philosophie est avant tout un travail sur soi-même », dit-il.
Que vient-il chercher là ? La solitude, la contemplation, le silence, car il ne peut travailler que dans une sorte d’état second, une extrême contention d’esprit. Mais il se réfugie aussi dans des lieux isolés pour vivre en paix avec son ami David Pinsent, rencontré à Cambridge. Il ne veut pas exposer son homosexualité aux regards des autres.
Ce qu’on ne peut dire…
Quand éclate la première guerre mondiale, Wittgenstein est affecté à un torpilleur autrichien sur la Vistule, le Goplana. C’est là, dans le froid et le bruit des machines, qu’il rédige, sur de petits carnets rangés dans son barda, un des livres les plus incisifs de la pensée contemporaine. Il a tout pour paraître inintelligible. : un titre à coucher dehors, Tractatus Logico-philosophicus, une présentation déconcertante (les phrases sont numérotées selon les subdivisions du texte), un style abrupt et tranchant,
Et pourtant ! Cent ans après sa publication, presque tout le monde connaît sa formule finale : « Ce qu’on ne peut dire, il faut le taire ». Pour en comprendre le sens et la portée, il faut examiner les rapports entre monde et langage. « Le monde est la totalité des faits, non des choses ». Pour Wittgenstein, les phrases qui possèdent un sens sont donc uniquement celles qui décrivent des faits, des événements ayant lieu dans le monde. Les autres phrases se trouvent dépourvues de contenu ou de sens, même si on imagine, à tort, qu’elles en possèdent.
Au centre de ce livre se tient la distinction entre « dire » et « montrer ». Par exemple ? Je peux dire, de manière efficace et sensée, quetelles ou telles feuilles d’arbre sont vertes, ou bien ne le sont pas. Je peux également préciser à quel moment elles deviennent vertes, ou bien quand elles cessent de l’être. Mais je ne peux pas répondre, par des mots, à la question « Qu’est-ce que le vert ? » Je ne pourrais que pointer mon doigt vers une chose de cette couleur en disant : « Le vert, c’est ça ! » Autrement dit, « je peux dire » que des feuilles verdissent ou non, car il s’agit d’un événement du monde. Mais ce qu’est le vert (sa présence, sa nature, sa définition), « il faut le taire », car cela ne peut pas se « dire », mais seulement se « montrer ».
Au premier regard, on pourrait croire à un coupage de cheveux en quatre. En fait, c’est une extraordinaire machine à nettoyer la pensée. Parce que la totalité des questions de la métaphysique ne portent pas sur des événements du monde. En demandant ce qu’est le monde, l’être, l’âme, la mort ou Dieu, elles constituent des interrogations vides de contenu, du type « qu’est-ce que le vert ? »
Mine de rien, ce petit livre que Wittgenstein a rédigé dans sa canonnière, et publié en 1921, décape radicalement la philosophie. En fait, il s’agit d’en finir avec elle. Car la singularité de ce penseur n’est pas vouloir, comme tous les autres, accroitre ou approfondir nos connaissances. Lui veut nettoyer, éliminer les faux problèmes, écarter les discours vides. A peine le livre fut-il publié, les rares lecteurs capables d’y entrer comprirent qu’ils avaient affaire à un ouvrage décisif. S’il faut schématiser, son mot d’ordre est : faites des sciences, laissez tomber la métaphysique. Positivisme logique est le nom savant de cette école.
Jardinier, instituteur, architecte…
Après cet exploit, on pourrait imaginer le jeune prodige goûtant sa gloire, s’installant chez ses pairs et faisant fructifier sa découverte. En fait, Wittgenstein est déjà ailleurs, insatisfait, inquiet, déprimé. Sa plus grande bizarrerie est sans doute là : il ne vit que pour la pensée, la réflexion théorique et la science, mais à travers des coups de tête, des chemins de crête et des abysses. Il va cheminer ainsi, une dizaine d’années entre recherches logiques et dépression, retrait du monde et crise mystique. Ces zig-zag évoquent à nouveau des chapitres de roman plutôt que des cours de logique.
Son père mort, Wittgenstein hérite de sa part d’une fortune colossale, juge que ce n’est pas pour lui, et que s’en débarrasser au plus vite est nécessaire. Mais à qui donner tant d’argent ? A des pauvres ? Ce serait pour eux trop de bouleversement. Il juge que l’argent doit aller à ceux qui y sont accoutumés, et distribue sa part à ses frères et sœurs. Lui se fait jardinier au monastère de Hütteldorf, en Basse-Autriche, cultive des légumes et des roses. C’est bien, mais il y a encore trop de monde, à son goût, dans ce genre d’endroit.
Alors il retourne dans la cabane en Norvège, au bord du fjord, puis revient en Autriche, se fait engager comme instituteur dans des villages de montagnes, écrit un vocabulaire à l’usage des petits paysans. Russell est inquiet, Keynes, qui admirait Wittgenstein à Cambridge, est au désespoir. Finalement, les yeux de Wittgenstein s’ouvrent sur la stupidité des gens qui l’entourent. Il retourne à Vienne, et se fait architecte. Il conçoit et fait construire, pour sa sœur Margarete, une maison dont il dessine les plans, les portes, les serrures, les radiateurs… On peut l’admirer sur la Kundmangasse, son style évoque celui de Loos.
Keynes va chercher Dieu à la gare
Le retour de Wittgenstein à Cambridge, en 1929, est l’œuvre de Keynes. Le célèbre économiste a toujours profondément estimé le philosophe, se désolait de le voir perdre son temps et ses forces, alors qu’il le jugeait encore capable de production géniales. Au fil des ans, le Tractatus était devenu un livre-culte chez les mathématiciens et logiciens de l’époque. Faire revenir Wittgenstein au sein de l’université, c’était pour Keynes « ramener Dieu à la maison », et le faire arriver par le train de cinq heures et quart.
A Cambridge, déjà mondialement connu des spécialistes, Wittgenstein persiste à n’en faire qu’à sa tête. Pas question de donner des cours. Il réunit dans son appartement quelques étudiants, leur propose de bizarres jeux de langage, lit des extraits du Cahier bleu, puis du Cahier brun, ses notes personnelles, dont quelques copies ronéotées commencent à circuler. Il ne publie rien de ce qu’il achève de rédiger pendant les années trente, les Recherches philosophiques, la Grammaire philosophique, considérés aujourd’hui comme des œuvres majeures.
Défaire les crampes mentales
Que fait-il ? C’est à la fois malaisé à expliquer, et plus simple qu’on ne pense, ce genre de paradoxe n’étant pas pour lui déplaire. S’il est très difficile d’entrer dans le détail des questions théoriques, dans la minutie des argumentations et la mécanique des concepts, il est aisé en revanche d’indiquer le type de mutation que Wittgenstein opère dans la pensée. Car il ne propose, il faut le répéter, aucune connaissance. Sa deuxième philosophie, sensiblement différente des objectifs du Tractatus, n’entend rien construire. Sa tâche consiste à défaire, une à une, les « crampes mentales », comme il dit, qui naissent des illusions que nous entretenons à propos des mots, de leur usage et de leur sens.
Pour y parvenir, la première exigence est d’écouter autrement ce que tout le monde dit. Le philosophe, explique Wittgenstein, est comme un sauvage qui tire des conclusions inattendues des phrases usuelles. Il s’aperçoit que les mots ne sont pas du tout ce qu’on croit. Ce ne sont pas des réservoirs de sens. Ils n’ont ni cave ni grenier. Impossible de chercher à soulever le rideau des mots pour voir ce qu’il y a derrière. Inutile de prendre les termes d’une langue comme un minerai dont il faudrait extraire un métal précieux.
Tous ces efforts sont vains, trompeurs, piégés. Ce sont pourtant, depuis des millénaires, ce que tentent de faire, de mille manières, la métaphysique et la philosophie. Le but ultime de Wittgenstein est toujours de les dissoudre, d’en finir avec leurs questions. Non pas en rompant, d’un coup, pour tourner la tête ailleurs. Mais en s’efforçant, petit à petit, de détricoter tout ce qui nous fait croire qu’il existe des problèmes là où il n’y en a aucun.
Compter des pommes, pas des orteils
Sa nouvelle méthode, insolite, passe par des jeux. Wittgenstein invente, par centaines, des saynètes, des situations improbables. Presque toutes commencent par « Imaginons que… », « Que se passerait-il si…. ». Chaque fois, l’invention d’un monde aux règles étranges a pour fonction de dérégler une évidence habituelle, afinde nous faire prendre conscience de son fonctionnement.
Par exemple : je pose deux pommes sur un table, puis deux autres, et j’entreprends de les compter. Comme résultat, je trouve « trois » à mon premier essai, « cinq » au second essai. Que vais-je pouvoir en conclure ? Que ce sont des pommes truquées, magiques, qu’on me joue un mauvais tour… mais jamais je ne conclurai que deux et deux ne font pas toujours quatre, que cela dépend des circonstances, ou de la nature des pommes… Mais d’où me vient pareille conviction ? Qu’est-ce qui me rend sûr que 2002 et 2002 font 4004 (qu’il s’agisse de pommes, d’éléphants ou de n’importe quoi), alors même que je n’ai pas fait le dénombrement unité par unité ?
S’il ne s’agissait que de philosophie des mathématiques, lire Wittgenstein resterait une occupation d’experts. Or ce n’est pas le cas. La question de la certitude, qui nous concerne tous, est au coeur de son dernier travail, celui par lequel il semble bon de commencer la lecture. Le jeu le plus simple met en scène des Martiens. Ils demandent combien nous avons d’orteils. Nous répondons « dix », sans les compter. Les Martiens en déduisent que les Terriens sont des êtres qui savent le nombre de leurs orteils sans les avoir comptés.
La morale de cette saynète
concerne la certitude. Il y a quantité de choses dont nous sommes sûrs et certains
sans avoir jamais cherché à le savoir ni à le vérifier. Le paradoxe, c’est que
cette certitude pratique, corporelle, immédiate est non seulement antérieure à
l’investigation rationnelle mais détruite par elle. Personne ne se demande combien
il a d’orteils. Ni si sa main est bien sa main à lui. Ni si le monde est
vraiment réel. Il n’y a que les philosophes pour poser pareilles questions. Ils
feraient mieux de se taire. Le but de sa vie, ce nettoyeur de génie l’avait
formulé ainsi : devenir « une âme plus nue qu’une autre ».
TEXTES COMPLEMENTAIRES
Le martien, le philosophe et l’enfant
430. Je rencontre un Martien et il me demande : « Combien d’orteils ont les êtres humains ? » – Je dis : « Dix. Je vais te le montrer », puis je me déchausse. S’il s’étonnait que j’aie su cela avec tant d’assurance sans avoir regardé mes orteils, vais-je dire : « Nous autres, êtres humains, savons combien d’orteils nous avons, que nous les voyions ou non » ?
450. Je suis assis avec un philosophe dans le jardin ; il dit à maintes reprises : « Je sais que ceci est un arbre » tout en désignant un arbre près de nous. Une tierce personne arrive et entend cela, et je lui dis : « Cet homme n’est pas fou. Nous faisons de la philosophie. »
« 476. L’enfant n’apprend pas que les livres existent, que les fauteuils existent, etc., – il apprend à aller chercher des livres, à s’asseoir dans des fauteuils, etc. »
Extraits de De la certitude, Traduction de Danièle Moyal-Sharrock, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 2006
*
POUR ALLER PLUS LOIN
De Wittgenstein, que lire en premier ?
De la certitude, Traduction de Danièle Moyal-Sharrock, Gallimard, « Bibliothèque de philosophie », 2006
Et ensuite ?
Le Cahier Bleu et le Cahier Brun , Gallimard, « Tel », 2004
Tractatus logico-philosophicus, Gallimard, « Tel », 2001
Sur Wittgenstein, que lire pour aller plus loin ?
- Invitation à la lecture de Wittgenstein, de Gilles-Gaston Granger, Alinéa, 1990
- Wittgenstein et les limites du langage, de Pierre Hadot, Vrin, 2004
- Wittgenstein. Les sens de l’usage de Sandra Laugier, Vrin, 2009.
- Wittgenstein, La rime et la raison, de Jacques Bouveresse. Minuit, 1973