L’Europe et le bateau ivre
Quelle réalité précise désigne le nom « Europe » ? Que devrait-elle être ? Que peut-elle devenir ? De quel passé lui rendre grâce ou bien la blâmer, de quel avenir la créditer ? Un rêve est-il encore possible, ou tous les lendemains sont-ils déjà morts ? Ces questions voient s’affronter quantité de conceptions opposées. Leurs antagonismes ne seront pas surmontés par la morne campagne pour les élections européennes qui se poursuit en ce moment. Ni par les quelques lignes qui suivent. Mais il demeure indispensable d’éclairer quelques traits organisant la toile de fond. Cet arrière-plan de nos débats, poètes, écrivains et philosophes l’éclairent autant, sinon plus, que la cohorte des économistes, sociologues et juristes.
Car les poètes souvent disent l’essentiel, à condition de les écouter avec la bonne oreille. « Je regrette l’Europe aux anciens parapets » écrit Arthur Rimbaud, à 17 ans, en 1871, dans Le bateau ivre. Dérivant en haute mer, « insoucieux de tous les équipages », l’esquif imaginaire découvre à sa manière la mondialisation déjà à l’œuvre, paysage plat et sans rivage d’un océan infini. Après avoir traversé ouragans, maelströms et tempêtes, et se transformant en « fileur éternel des immobilités bleues », le navire est saisi de nostalgie, rêve des remparts du vieux continent. Quand s’écrit ce poème, l’Europe est déjà vieille, les Etats-Unis incarnent la puissance historique montante, la suite de la saga de l’Occident. Aujourd’hui, quel regret avons-nous de l’Europe ? Que veulent dire, pour nous, les « anciens parapets » ? Ce ne sont pas des questions d’histoire littéraire.
Car elles suggèrent qu’il y a bien deux Europe. Celle des cathédrales, des bibliothèques, des poètes, des philosophes. Cette Europe-là a certes vu s’affronter durement intuition et raison, foi et esprit critique, mais elle a pu aussi les conjuguer dans une même exigence d’universalité. Cette Europe a fait triompher la logique, l’expérience, les sciences et les techniques, de Bacon à Descartes, de Galilée à Newton. Elle a inventé et diffusé l’habeas corpus, les libertés individuelles, les droits de l’homme, de Thomas More à John Locke, des Lumières à René Cassin. Elle a forgé l’idée de paix perpétuelle, de parlement des nations, d’autorité supranationale, de l’Abbé de Saint-Pierre à Jean-Jacques Rousseau, de Kant à Jürgen Habermas.
Mais elle n’a pas su, n’a pas pu, tout au long du XXe siècle, empêcher la croissance en son sein des totalitarismes, de la barbarie et de la destruction. Ni la science et la culture, ni l’esprit critique et la raison, ni les droits de l’homme et les libertés n’ont constitué de remparts suffisants contre les dévastations des guerres, les massacres de masse du nazisme et du communisme. Sur les ruines et sur les monceaux de cadavres s’est organisée, peu à peu, la nouvelle Europe, celle de la « Communauté charbon-acier », puis de l’euro, de l’espace Schengen et du grand marché. Mais on ne saurait oublier que cette seconde Europe est d’abord née des cendres de l’ancienne, comme une sorte de syndicat de reconstruction pour nations dévastées, comme un navire rafistolé mais sans cap défini, sans boussole en état de marche. Comme un bateau bientôt ivre de règlements tatillons et de recommandations empilées.
Sans doute ne l’a-t-on pas vu tout de suite, car il y avait aussi du rêve, de l’énergie et de l’espoir, dans la construction de la communauté. Mais ce n’étaient que des vœux sans âme vivante – sans « parapets » authentiques. Reste à savoir ce que symbolisent ces fortifications, construites jadis au sommet des remparts. Les parapets indiquent des frontières à défendre, gardées par des combattants résolus. Ces démarcations peuvent concerner des registres multiples – foi religieuse, valeurs fondatrices, identité culturelle, territoires, sciences, empire économique… Il ne s’agit pas de barrières étanches ni de fortifications infranchissables, mais de protections indispensables de ce que l’on est, et à quoi l’on tient.
Reste à savoir s’il y a encore véritablement, en Europe, des esprits sachant ce qu’elle est, désireux de la défendre et d’en préserver l’espoir. Parmi les philosophes, il faut saluer le courage singulier de Bernard-Henri Lévy, qui poursuit, depuis trois mois, une flamboyante campagne contre les populismes dans vingt-deux capitales. Il achèvera à Paris, les 20 et 21 mai, au théâtre Antoine, la tournée de Looking for Europe, pièce qu’il interprète seul en scène. A sa manière, il s’évertue à rappeler son cap au bateau ivre.
Est-il encore temps ? Ou déjà trop tard ?