La France qui tangue
Mais qu’arrive-t-il à ce pays ? Il y a fort longtemps que la France n’était pas apparue si divisée, morcelée, incertaine, instable. Crispée et inquiète. Des troubles multiples la secouent, dont la source demeure malcommode à cerner. Personne ne peut prétendre détenir la cause ultime de ce malaise généralisé. Vouloir résoudre cette énigme à partir d’un seul registre –économique, social, politique, culturel… – serait illusoire. Faute d’élucidation complète, on peut quand même tenter de décrire une impression d’ensemble. En recourant, par exemple, au vocabulaire des marins et de la navigation, d’usage fréquent, depuis toujours, pour parler de politique et d’histoire. Chacun a entendu dire que nous « traversons des tempêtes », qu’il faut « garder le cap » surtout « par gros temps » etc. Mieux vaut être plus précis.
En parlant d’abord de tangage, cette oscillation périodique d’avant en arrière. Le bateau monte, puis pique du nez. L’étrave vise le ciel, s’enfonce ensuite dans les vagues, avant de recommencer. Il est facile de constater combien, depuis des années, le navire national suit un semblable mouvement. L’économie de la France repart puis s’enlise, son influence diplomatique se ravive puis s’étiole, son rayonnement culturel s’élance puis décline. Constamment tout repart, avant de retomber régulièrement. Il faudrait aussi parler de roulis, oscillation babord-tribord, cette fois, gauche droite et retour. La France connaît ce phénomène de cent façons, puisqu’elle est sujette à un roulis électoral, évidemment, mais aussi administratif, fiscal, idéologique et même esthétique.
Ceci ne dit pas encore ce que nous vivons à présent. Car voilà des mouvements courants, communs à la plupart des pays développés, sans nouveauté. On les voit s’accentuer, dès que la mer forcit, que le monde s’agite, sans qu’il y ait là matière à vraie surprise. Au contraire, ce qui provoque l’étonnement, quand on observe la France d’aujourd’hui, c’est la conjugaison de plusieurs traits nouveaux et singuliers.
Chez nous, à présent, tangage et roulis proviennent du bateau lui-même, et ne sont pas simplement les effets d’une houle extérieure. Bien sûr, nombre de forces internationales influent sur le pays – dette, flux commerciaux, terrorisme, dérèglement climatique… entre autres. Mais le dysfonctionnement actuel est d’abord interne au navire.
On s’y chamaille sur le cap à suivre. On y doute de l’autorité du commandant. On y entend cent rumeurs de mutinerie. Et le sentiment gagne d’un bateau ivre, aux instruments de mesure déréglés, dont le basculement n’est pas exclu. Comme si le bâtiment ne pouvait plus faire fonctionner ses dispositifs anti-roulis, alors même que le journal de bord ne signale aucune avarie majeure. Comme si, du capitaine aux moussaillons, chacun préférait les mots aux actes, les affects aux analyses, les fantasmes au réel. Comme si, surtout, il suffisait de répéter les mêmes phrases pour qu’elles aient un contenu. On songe à ce chef-d’œuvre de l’absurde, La Chasse au Snark de Lewis Carroll (1876), où le capitaine, agitant sa cloche proclame « ce que je dis trois fois est absolument vrai » – définition de la vérité plutôt hardie, mais très modérément opérationnelle. Alors on tangue.
Certes, tanguer n’est pas couler. C’est ce que proclame à sa façon, depuis des siècles, le Fluctuat nec mergitur devenu la devise de Paris – puisque fluctuare ne signifie pas « flotter » mais bien « être agité par les flots ». Le latin, le grec, les textes antiques pourraient finalement, à défaut d’une recette-miracle de sortie de crise, fournir des pistes de réflexion. Car les Anciens furent des experts en navigation. Qu’on songe par exemple à l’Odyssée d’Homère, aux Argonautiques d’Apollonios de Rhodes, à l’Enéide de Virgile, qui regorgent d’esquifs en détresse et de traversées périlleuses.
Ce n’est pas un hasard si Platon, à plusieurs reprises, définit la démarche du philosophe comme « seconde navigation » (deuteron plous en grec ancien). On peut comprendre qu’il s’agit de regarder ce qu’on fait, d’examiner ses propres convictions, de scruter son itinéraire et ses instruments de mesure. Mais ce n’est pas suffisant. Les marins antiques employaient cette expression pour dire qu’il faut ramer quand il n’y a pas de vent, donc pratiquer une « autre façon » de naviguer. Volontariste, autonome. Pénible aussi. Mais efficace, parce que réaliste. C’est ce qu’il faudrait, pour tanguer moins.