« Médecins et philosophes. Une histoire », sous la direction de Claire Crignon et David Lefebvre
VINGT-CINQ SIÈCLES DE « PHILO-MÉDECINE »
Médecins et philosophes. Une histoire, sous la direction de Claire Crignon et David Lefebvre, CNRS Editions, 510 p., 26 €.
Quels sont nos maux ? Pouvons-nous en connaître les causes ? Cette connaissance permet-elle de les soigner, voire de les prévenir ? Sur quoi se fonde ce savoir ?
Voilà des interrogations communes à la médecine et à philosophie. Abordées sous l’angle de l’éthique, de la vie bonne, du gouvernement de soi, elles conduisent en effet aux sagesses rationnelles des écoles grecques, dont la postérité se prolonge jusqu’à nos jours. En considérant ces mêmes questions du point de vue de la physiologie, on débouche en revanche sur les pathologies, diagnostics et remèdes qui relèvent d’Hippocrate, de Galien et de leurs successeurs.
Il serait trop simple de s’en tenir là, en se disant que la philosophie soigne les âmes et la médecine les corps, en imaginant que l’une et l’autre se distinguent par registres d’activité hétérogènes et regards dissemblables. Parce qu’il existe, depuis l’Antiquité, une intersection bien plus complexe des méthodes et des hommes, faite d’entrecroisements et d’oppositions. Ce qu’on pourrait appeler « philo-médecine » n’est pas une discipline homogène, encore moins une synthèse. Ce serait plutôt le vaste carrefour où se répondent, s’allient et s’observent, au fil des siècles, médecins et philosophes.
On oublie trop souvent son étonnante richesse. Sans être exhaustif, tâche impossible, le copieux volume collectif dirigé par Claire Crignon et David Lefebvre en donne un panorama diversifié et luxuriant. On trouvera notamment, parmi la quinzaine d’études signées de chercheurs experts, des mises en lumière des conceptions médico-philosophiques de Platon, d’Aristote, des sceptiques grecs, mais aussi de leurs héritiers arabes et de leurs lecteurs de la Renaissance. Proximités et échanges entre thérapeutes et théoriciens sont alors multiples, dominés par la maxime de Galien, titre de l’un de ses traités, « Que l’excellent médecin est aussi philosophe ».
Une alliance épistémologique féconde
On pourrait croire ces temps révolus. La médecine s’émancipant, l’emprise de la philosophie déclinant, on pourrait croire que leurs entrelacs cessent avec les temps modernes. Illusion d’optique. Bien que changeant de style, les relations au contraire s’intensifient. L’intérêt de cet ensemble d’analyses est de prolonger le tableau jusqu’à notre époque, en rappelant par exemple ce que John Locke, précurseur des Lumières, doit à sa pratique médicale, ou comment Cabanis, à la toute fin du XVIIIe siècle, insiste sur l’alliance épistémologique féconde des deux disciplines.
La France contemporaine doit beaucoup, en matière d’éducation, de psychologie clinique et de psychanalyse, à une brochette de normaliens-philosophes-médecins, de Pierre Janet à Daniel Lagache en passant par Henri Wallon. On ne saurait oublier les œuvres majeures de Georges Canguilhem et de François Dagognet, tous deux médecins et philosophes, qui éclairent les problèmes épistémologiques du savoir médical, mais aussi les dilemmes éthiques et sociaux que soulèvent politiques de santé, recherches pharmaceutiques et biotechnologies.
Plutôt qu’une suite de résultats, ces recherches constituent un faisceau d’interrogations vives. Le statut des connaissances médicales, leur bon usage, les institutions qui les norment y sont en jeu. Voilà qui concerne les praticiens, mais aussi tout un chacun. C’est pourquoi il faut s’en informer. Car, de tous nos maux, l’ignorance est toujours le pire.